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hypocrisies de toutes sortes ? Jamais philippique de Démosthène fut-elle plus verte ? jamais brusquerie pittoresque de Tacite fut-elle plus sévèrement vengeresse que ces stigmates dont la muse d’Aristophane marque en riant les peuples stupides, les pouvoirs avilis, et les intrigans capables de s’abaisser à tout pour mieux s’élever ?

On a vu nos deux tribuns s’exercer devant les chevaliers et se disputer la faveur du sénat ; ils vont maintenant engager une lutte décisive devant le peuple. Or, le peuple est ici encore représenté par ce petit vieillard maussade et capricieux dont on a déjà fait le portrait. Cléon et le charcutier comparaissent devant ce juge souverain, qui déclare ne vouloir les entendre que dans le lieu ordinaire des séances. Cette condition effraie le charcutier, qui a pu souvent remarquer combien une grande assemblée exprime mal ordinairement la véritable opinion de ceux qui la composent, combien les influences, les fluctuations, les vertiges qui s’emparent alors de la foule la rendent différente d’elle-même. « Malheur à moi ! s’écrie-t-il, je suis perdu. Ce vieux bonhomme, quand il est chez lui, est le plus sensé des mortels ; mais, dès qu’il est assis sur ces maudits bancs, il devient bête et ouvre une aussi grande bouche qu’un paysan qui suspend ses figues au séchoir. » Cléon commence ses protestations de dévouement : « Quel citoyen vous aima jamais plus que moi ? dit-il au petit vieillard ; n’ai-je pas, aussi long-temps que je fus admis dans vos conseils, versé dans vos trésors des masses de richesses que j’extorquais en tordant les uns, en étranglant les autres, en sollicitant, en ne tenant compte de personne, pourvu que je vous fisse plaisir ? » « Mais d’abord, cher peuple, dit à son tour le charcutier, il n’y a rien de bien extraordinaire à cela. Et moi aussi j’en ferai autant, j’escamoterai le pain des autres pour le mettre sur votre table. Du reste, je vais vous administrer la preuve, moi, qu’il n’est pas vrai que cet homme vous aime, et que ce n’est pas pour vous qu’il travaille, mais pour lui-même et pour se chauffer à vos dépens. Vous qui avez brandi l’épée pour la patrie à Marathon, vous qui, par votre victoire, avez donné naissance à tant de phrases ronflantes que nous débitons aujourd’hui à tout propos, vous voilà assis bien durement sur ce banc de pierre, et pourtant cet homme ne s’en aperçoit même pas. Quant à moi, tenez, voici un coussin que j’ai fait exprès et que je vous apporte. Allons, levez-vous… Bien ; maintenant asseyez-vous tout doucement et ménagez un peu ce coccyx qui a si bien fait son service sur les bancs des galères de Salamine. » Le poète se moque, comme on voit, et des déclamations des orateurs qui rappelaient sans cesse les grandes