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ARISTOPHANE.

presque pour rien. À l’instant la sérénité revient sur tous les fronts ; le prix des anchois donne lieu à des conversations particulières très animées. En vain Cléon cherche à reconquérir l’attention par des promesses encore plus agréables que celle-là ; le charcutier, qui connaît mieux sans doute la fibre gourmande des pères de la patrie, enchérit toujours avec succès ; après les anchois, il fait largesse de sardines. Dès-lors la conspiration est oubliée, les choses sérieuses sont remises au lendemain ; il se forme des groupes tumultueux, et le prix des anchois devient la seule question à l’ordre du jour, le seul objet des plus vives discussions. Quant au pauvre Cléon, on le met hors la loi ; on le pousse, les huissiers le jettent à la porte. Il résiste encore cependant ; pour dernière ressource, s’accrochant de toutes ses forces au pouvoir qui lui échappe, il renie tout son passé politique ; il avait toujours poussé à la guerre malgré le sénat, il promet la paix. « Attendez, s’écrie-t-il, attendez du moins que vous ayez entendu l’ambassadeur de Sparte ; il est là, il apporte des propositions de paix. » Mais il est trop tard. Ce sénat, accoutumé à se diriger par les plus mesquines considérations, ne voit plus que la paix soit nécessaire. « À présent la paix, imbécile ? Lorsqu’ils savent que nous avons les anchois à bon marché ! Arrière la paix ! nous n’en avons plus besoin, et en avant la guerre ! » Et la séance est levée ; les sénateurs joyeux sautent par-dessus les balustrades et se dispersent. Ce n’est pas tout. Le charcutier court au marché et accapare tout ce qui s’y trouve de coriandre et de poireaux, dont on se servait pour la sauce des anchois ; puis il en fait une distribution gratuite aux membres du sénat, qui lui témoignent la plus vive reconnaissance. « Tous ils m’élevaient au ciel, dit-il en finissant son récit ; ils m’accablaient tous de caresses, si bien que, pour une obole de coriandre, j’ai acheté le sénat tout entier, et me voilà. »

Il faudrait être familiarisé plus qu’il n’est possible aujourd’hui avec les détails de la vie publique et privée de cette époque, pour bien sentir toutes les particularités mordantes de ces pièces de circonstance, pour apprécier l’effet de ce feu roulant de plaisanteries et d’allusions dont nous sommes forcé de supprimer la plus grande partie ; mais l’ensemble de cette conception, l’idée principale de chacune de ces scènes ne nous révèlent-ils pas assez bien le secret du génie d’Aristophane, de cette puissance comique qui a fait l’admiration de l’antiquité, et qui, à travers ses formes légères, son bruit de grelots, ses grimaces et ses folies, laisse si bien apercevoir la pensée sérieuse, la haine profonde des abus, le mépris des lâchetés et des