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ARISTOPHANE.

entourent. — Oui, je vois. — Vois-tu aussi ces comptoirs et ces navires marchands ? — Oui, très bien. — Eh bien ! n’est-ce pas là un immense bonheur ?… Cet oracle l’a dit : tu vas être le plus grand des hommes ! »

Le pauvre charcutier n’y comprend rien. Comment peut-il devenir quelque chose dans l’état, dans une cité comme celle d’Athènes, lui que sa condition infime réduit aux plus dégoûtantes occupations ? Mais c’est en cela que se manifeste, aux yeux du poète, sa vocation pour la démagogie. « Tu es un homme de rien, lui dit Démosthène, tu es un pilier de la foire ; de plus, tu es sans peur et sans vergogne ; eh bien ! c’est à cause de cela même que tu arriveras au pouvoir… Tu n’es pas d’honnête famille, n’est-ce pas ? Tu n’es pas ce qu’on appelle un honnête homme ? — J’en jure les dieux, répond le charcutier, je suis de la dernière canaille ! — Ô homme prédestiné ! ô favori de la fortune ! quel énorme avantage pour faire ton chemin ! — Mais, mon cher ami, objecte encore le trop humble charcutier, mais je n’ai reçu aucune instruction ; je sais lire tout au plus, et encore très mal, très mal. — Voilà le seul inconvénient que je te trouve, répond Démosthène, c’est de savoir lire, même très mal, très mal. Un homme instruit n’est pas plus propre aux fonctions de démagogue qu’un homme honnête. Il faut être ignare et méchant… Au reste, ne t’inquiète pas ; rien de plus aisé pour toi que de gouverner ce peuple. Tu n’as qu’à faire ton métier de charcutier comme auparavant. Brouille et entortille les affaires comme tu fais avec ta triperie ; allèche et gagne le peuple par ces petits mots de fricoteur qui l’affriandent. Toutes les autres qualités du tribun, tu les as ; une voix criarde, un mauvais caractère, et les habitudes de la halle. Il ne te manque absolument rien pour le gouvernement de notre république.

« Mais qui m’appuiera contre Cléon ? dit le charcutier ; car enfin les riches le craignent, et les pauvres, rien qu’à le voir, en ont la colique de frayeur. — Mais, répond Démosthène, nous avons les chevaliers, ces courageux citoyens ; ils sont mille, ils le détestent ; ils viendront à ton aide, et avec eux tous les honnêtes gens, et, parmi ces spectateurs, tous ceux qui ont de l’énergie, et moi avec eux, et Dieu qui prendra notre cause. » Ainsi Aristophane provoquait directement contre Cléon la classe intermédiaire dont l’ordre des chevaliers formait l’élément principal. C’était, avec les zeugites, une noblesse inférieure ou classe moyenne, comprenant tous ceux dont le revenu s’élevait à trois cents ou à deux cents medimnes, et analogue à celle qui chez nous compose la plus grande partie des électeurs et