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bas ! — Comment cela ? dit Nicias. — Comment ? l’oracle dit en propres termes que le gouvernement de la république sera d’abord livré à un marchand d’étoupes ; qu’ensuite il passera aux mains d’un marchand de bestiaux, qui le gardera jusqu’à ce qu’il s’élève un plus grand vaurien que lui ; que ce dernier sera un marchand de cuirs : c’est clair, c’est notre Paphlagon, ce voleur, ce braillard, doué d’une voix assourdissante comme celle d’un torrent ; qu’enfin ce marchand de cuirs sera renversé par un marchand de charcuterie ! »

Tout ce passage est une invective contre les parvenus du commerce, qui à cette époque dirigeaient la démocratie : le marchand d’étoupes désignait Eucrate, qui faisait le commerce des toiles ; le marchand de bestiaux, c’était Lysiclès ; le marchand de cuirs, Cléon ; le charcutier, Hyperbolus, qu’on ne détestait pas moins que Cléon, mais qu’on trouvait opportun de lui opposer.

« Un charcutier ! s’écrie Nicias. Ô Neptune, quelle combinaison ! mais voyons, où trouverons-nous cela ? — Il faut le chercher, dit Démosthène. — Bon ! s’écrie encore Nicias, en voilà justement un qui arrive au marché ; c’est comme providentiel ! » On remarquera que Nicias était un homme fort pieux, et qu’Aristophane lui conserve partout son caractère, avec une teinte de moquerie, il est vrai, mais légère et presque respectueuse.

Le charcutier arrive en effet. Démosthène lui adresse la parole : « Ô trop heureux charcutier ! ici, ici, mon très cher ; monte, ô toi qui nous apparais pour sauver la patrie ! — Qu’y a-t-il ? répond le charcutier ; que me voulez-vous ? — Viens ici, lui dit Démosthène, et tu sauras quelle est ta fortune et ton immense bonheur… Et d’abord jette là tous ces ustensiles, ensuite adore la terre notre mère et tous les dieux. — le charcutier : Eh bien ! voilà. Qu’est-ce qu’il y a ? — démosthène : Ô heureux homme ! ô homme riche ! ô homme aujourd’hui nul, mais demain le plus grand de nous tous ! ô chef suprême de la bienheureuse Athènes ! — le charcutier : Ah çà ! mon cher, que ne me laisses-tu nettoyer mes tripes et vendre mes saucisses, au lieu de te moquer de moi ? — Que parles-tu de tripes, insensé ? réplique Démosthène. Regarde par là. Vois-tu ces longues files de peuple ? — Oui. — Eh bien ! tu vas être le maître de tous ces gens-là, et du marché, et des ports, et du Pnyx, où se tiennent nos assemblées. Tu mettras le pied sur le sénat, tu casseras les généraux, tu feras garrotter les uns, tu jetteras les autres en prison, tu te livreras à l’orgie dans le Prytanée ! — Moi ? — Toi. Mais tu n’as pas tout vu encore ; monte sur ton étal, et regarde là-bas toutes ces îles qui nous