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ARISTOPHANE.

et d’idées dont il parcourt l’échelle avec une prestesse et une assurance admirables ; de là des esquisses de caractères finement tracées, bien soutenues, des vues morales excellentes, des scènes politiques pleines de vigueur et de raison, mais le tout encadré dans des fantaisies absurdes. De là un mélange de grace et de force, une physionomie intelligente et aimable qui charme et subjugue, mais que bientôt une saillie grossière vient souiller indignement. Souvent le dialogue d’Aristophane s’élève, bondit sur les hauteurs avec une gaieté ravissante, et fait rouler du haut de ses hardis sentiers une grêle de plaisanteries, de parodies, de critiques vraies, d’extravagances qui ont un sens ; vous le suivez, vous partagez presque sa joyeuse exaltation : mais tout à coup il trébuche dans une pensée licencieuse ou triviale, et vous laisse déconcerté. Ses chœurs parfois ne le cèdent à ceux des tragiques ni en élévation ni en harmonie ; ce sont des chants pleins de fraîcheur et de délicatesse, on s’y bercerait avec délices si le poète vous en laissait le temps ; mais c’est un lyrisme moqueur, c’est une muse ivre qui se heurte à chaque instant contre une image burlesque. Aristophane est donc pour nous moralement et littérairement intraduisible, et c’est pourquoi Voltaire, qui ne l’avait entrevu qu’à travers le verre dépoli d’une traduction, a osé dire qu’il n’était ni poète ni comique. Pour les Athéniens, au contraire, cette parfaite image d’eux-mêmes les enchantait, ils se sentaient fascinés par ce regard du poète dans lequel ils lisaient leur propre génie, et son pouvoir sur eux résultait en grande partie de cette sympathie, de cette fraternité intellectuelle qui fait pardonner les plus graves dissentimens politiques.

L’atticisme d’Aristophane ne consistait donc pas seulement en certaines délicatesses d’expression qui nous échappent aujourd’hui, en certaines nuances et tournures qui font aussi le charme intransmissible de notre La Fontaine ; toute sa pensée n’était qu’un atticisme. Il eut un plus grand bonheur encore, ce fut de comprendre l’idée vivace de son temps, celle qui était au fond de toutes les affaires publiques, celle qui devait long-temps encore remuer le pays, et de s’attacher spécialement à celle-là, de s’en faire l’organe le plus hardi : c’était l’idée de critique universelle, qui était alors dans sa vigueur, dans son excès. La critique alors ébranlait tout, absorbait tout, à tel point que même les génies créateurs marchaient méthodiquement avec elle, n’ayant plus ou n’osant plus montrer l’illumination soudaine. Ainsi Socrate, qui passa pour l’inventeur de la philosophie morale, la déduisait par méthode critique, par méthode d’élimina-