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UN HOMME SÉRIEUX.

personne qui frappa ses yeux fut l’ancien recors, toujours accroché au siége, car dans son trouble il semblait avoir perdu la tête et ne plus savoir s’il devait fuir ou demeurer.

— Comment ! père Morlot, s’écria Prosper, vous êtes aussi de l’aventure ? C’est avoir une vocation un peu forte pour le métier de gérant responsable ; mais cette fois, mordieu ! vous n’en serez pas quitte pour trois mois de prison.

Joignant aussitôt le châtiment à la menace, l’étudiant cingla d’une demi-douzaine de coups de cravache la figure consternée de l’ancien recors ; il le prit ensuite au collet, l’arracha du siége, et, au risque de lui briser les os, le jeta rudement sur la route.

— À l’autre maintenant, dit Prosper après avoir achevé cette exécution sans s’inquiéter de son plus ou moins de légalité.

Tandis qu’il se présentait à l’une des portières de la voiture, l’autre était ouverte par le vicomte de Moréal, qui, sans l’évidente infériorité de son cheval, n’eût sans doute pas cédé à son compagnon la gloire d’arriver le premier. En reconnaissant au même instant son amant et son frère, Henriette poussa un cri de joie, et, comme un oiseau rendu à la liberté, elle s’élança par la portière que venait d’ouvrir le vicomte.

Foudroyé par ce dénouement imprévu, Dornier restait dans la voiture, immobile, pâle et muet.

— Descendez, monsieur ! lui dit Moréal d’une voix émue de colère. Le journaliste ne bougea pas, et ne répondit à son rival que par un regard sombre et haineux.

— Dornier, descendez ! dit à son tour Prosper, non moins courroucé que le vicomte.

Le ravisseur déconcerté continua de rester immobile, et un amer sourire contracta ses lèvres livides.

— Descendez, vous dis-je ! reprit l’étudiant irrité de cette apparente résistance ; descendez, ou je vous coupe la figure de ma cravache.

À cette menace, Dornier entr’ouvrit sa redingote comme pour y chercher une arme cachée ; mais il ne trouva rien, et sa figure trahit l’angoisse furieuse de l’homme qui, en face d’un affront mortel, se sent désarmé. Prosper se jeta impétueusement à bas de son cheval, et il se précipitait dans la voiture pour en arracher son ancien ami, lorsque la voix tonnante de son oncle retentit à ses oreilles. En dépit d’une ardeur toute juvénile, le vieillard, à son grand regret, s’était laissé devancer par ses compagnons, dont les chevaux, chargés d’un poids raisonnable, avaient sur le sien un avantage notoire.