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enfans charmans, et, au lieu de jouir en paix et avec reconnaissance de ces biens dont la réunion est si rare, vous attachez à de creuses chimères vos affections, vos désirs, vos espérances. Le bonheur est dans votre logis, vous lui tournez le dos et le cherchez ailleurs. À cela, que répondrez-vous ? Que vous êtes ambitieux.

— Je ne m’en cache pas, dit M. Chevassu, qui porta la tête en arrière en redressant orgueilleusement sa longue taille.

— Ambitieux ! répéta le marquis avec un ricanement ironique ; savez-vous combien d’hommes en France auraient aujourd’hui le droit légitime d’avouer une pareille passion ? Une demi-douzaine tout au plus. L’ambition n’est excusable qu’à la condition d’être grande ; il lui faut pour piédestal le génie, ou du moins un talent incontesté. Réduite à des proportions mesquines, elle devient odieuse, ridicule, déplorable. Certes, je n’attaque pas votre capacité ; vous avez été un avocat remarquable, vous êtes en ce moment même un magistrat distingué, mais de là au rôle de Pitt ou de Richelieu il y a loin, trop loin, croyez-moi.

— Sans arriver au premier rang, dit le député d’un air moins superbe, il est au-dessus de la place de simple conseiller de cour royale plus d’une position où un homme d’honneur et d’intelligence peut se rendre utile au pays.

— Toute ambition qui se défie de ses forces au point de s’imposer des limites est déjà frappée d’impuissance et préparée à de coupables transactions. Vous êtes un parfait honnête homme, Chevassu, mais, sans vous en douter, vous côtoyez un terrain dangereux. En partant de Douai, vous visiez au plus haut, à la simarre, que sais-je ? peut-être même à la présidence du conseil. Une ou deux sessions modéreront ce présomptueux essor, forcément votre ambition descendra ; pour tomber où ? dans l’intrigue.

— Monsieur le marquis ! s’écria le député en se levant fièrement.

— Parbleu ! fâchez-vous si bon vous semble, j’irai jusqu’au bout ; oui, dans l’intrigue. Bien d’autres avant vous, qui au sortir de leur village ne prétendaient à rien moins qu’à gouverner la France, ont trouvé sur leur chemin ce bourbier, et s’y sont laissé choir. Ainsi risquez-vous de faire. Je pourrais vous prédire ce qui vous arrivera d’ici à deux ans, si vous n’y prenez garde. Pour peu que vous deveniez important et que le ministère voie son profit à vous conquérir, on vous jettera un petit ruban, puis quelque place de président de chambre, et, faute de mieux, vous vous rabattrez sur ces hochets. Alors, tout sera dit ; à moins d’être un ingrat, vous serez inféodé au