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REVUE DES DEUX MONDES.

— À votre aise, amant désintéressé ; mais laissons ce sujet, qui m’irrite malgré moi. Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai découvert votre gîte ?

— J’allais vous en prier, répondit Moréal, qui pensa que le meilleur moyen d’abréger la visite de l’élève en droit était de lui céder la parole.

— Écoutez, reprit Prosper en riant d’un air content de lui-même, vous êtes un rusé diplomate, mais vous allez être forcé de convenir que je ne m’entends pas trop mal non plus à conduire ma barque. En vous quittant vous et mon oncle, il y a quelques heures, j’avais un projet dont je ne voulais vous faire part qu’en cas de succès. Sans retard je le mets à exécution. Il était quatre heures ; je vais chez ma tante ; elle venait de rentrer, et sa voiture était encore dans la cour : c’est ce que j’espérais. Le cocher dételait les chevaux ; je m’approche d’un air candide et lui dis : Dominique, vous savez que mon oncle m’a donné Léporello ? — Je sais cela, monsieur, répond l’esclave ; vous pouvez vous flatter que ce n’est pas la plus mauvaise bête de l’écurie. — Mais, dis-je, est-il vrai, comme mon oncle l’assure, que Léporello soit à deux fins, et puisse aller au cabriolet ? — Il rue un peu dans le brancard, mais il s’y fera. — Eh bien ! Dominique, savez-vous ce qu’il nous faut faire ? Si ma tante ressort, ce ne sera pas avant neuf heures, et jusque-là votre service est fini. Attelez Léporello au cabriolet de mon oncle, et allons faire une petite promenade pour l’essayer : je serais bien aise de prendre une leçon d’un homme aussi habile que vous. Je mentais bassement, car, pour conduire cabriolet ou tilbury, je n’ai besoin des leçons de personne ; mais tout cocher est un animal plein d’orgueil, et j’attaquais celui-ci par son faible. Il mord à l’hameçon, et en cinq minutes le cabriolet est prêt. — Où allons-nous ? me demande alors maître Dominique. C’est là que je l’attendais. — Au fait, où allons-nous ? dis-je à mon tour sans avoir l’air d’y entendre malice ; mais j’y songe, j’ai quelque chose à dire à ma sœur, menez-moi à sa pension. Hein ! n’était-ce pas bien joué ?

— Vous saviez donc que Dominique connaissait l’adresse de cette pension ?

— N’était-ce pas lui qui avait dû y conduire ma tante, si elle y était allée, chose à peu près certaine ? Vous comprenez qu’il me répugnait d’interroger un domestique ; mais de cette manière j’apprenais tout. Dominique, de son côté, n’en demande pas davantage, et nous voilà partis. La traversée n’a pas été sans orages ; Léporello, c’est-à-dire Tribonien, ruait à tout briser, Dominique jurait comme un pan-