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augmentent en avançant, car Jean de Meun, au lieu de suivre comme son devancier le fil du récit, s’en écarte sans cesse pour aller chercher une foule de narrations, d’enseignemens, de digressions épisodiques ; bien souvent il oublie son sujet pour traiter de tous les sujets ; il intercale des allégories dans les allégories, des histoires dans les histoires[1]. Jean de Meun a dit :

Bon fait prolixité fuir.

Jamais auteur n’observa plus mal son propre précepte ; mais, parmi cette multitude d’épisodes, nous trouverons des passages beaucoup plus curieux et même des morceaux de poésie beaucoup mieux frappés que tout ce qu’a pu nous offrir le doucereux Guillaume de Lorris. Selon M. Leroux de Lincy, ce dernier avait terminé le poème et lui avait donné un dénouement heureux. Amour emblait les clés de la tour où nous avons laissé Bel-Accueil et les remettait à l’Amant[2]. S’il en est ainsi, Jean de Meun a retranché le dénouement pour pouvoir continuer à sa manière l’œuvre de Lorris, ou plutôt pour rattacher un poème de sa façon à un poème dont la renommée était établie ; il a fait comme ces empereurs romains qui coupaient la tête à une statue d’Apollon et de Mars et la remplaçaient par leur propre effigie.

Au moment où commence le récit de Jean de Meun, l’Amant est au pied de la tour où Bel-Accueil est enfermé. Ce ne sont plus les molles effusions et les tendres désespoirs auxquels Lorris nous avait accoutumés ; Jean de Meun s’annonce par un accent plus résolu. Le désespoir ne va point à l’humeur délibérée du joyeux continuateur ; au contraire, il se réconforte par l’espérance. Sur ces entrefaites reparaît Raison, personnage qui semble de son goût plus qu’il n’était du goût de Lorris. Il l’appelle l’avenante, la belle, et l’écoute avec beaucoup de complaisance et de patience, car elle parle longtemps. Raison, qui discourt comme un scolastique, étale une lon-

  1. Cette surabondance de digressions et d’épisodes a encore été augmentée par les interpolations des copistes, interpolations dont se plaint Étienne Pasquier.
  2. Un passage du Roman de la Rose est contraire à cette opinion. Jean de Meun (vers 10586, tom. II, pag. 303, édition de Méon) dit positivement que Guillaume de Lorris s’est arrêté aux vers qui terminent son récit, là où il s’interrompt dans l’édition de Méon. Ceci prouve que Jean de Meun n’a pas eu connaissance du dénouement attribué à Guillaume de Lorris par M. Leroux de Lincy. Peut-être ce dénouement a été ajouté dans le manuscrit où il se trouve par un auteur inconnu, qui l’a donné comme de Lorris, à moins qu’on ne suppose que Jean de Meun, en le passant sous silence, ait voulu anéantir le souvenir d’un dénouement que tout son ouvrage avait pour but de remplacer.