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REVUE. — CHRONIQUE.

lorsque la volonté nationale s’est irrévocablement manifestée, ce serait à la fois un crime et une folie. Hier il pouvait se battre comme un chef de gouvernement qui défend son pouvoir ; aujourd’hui il ne serait plus que l’homme d’un parti aux abois ; il serait demain un rebelle. Il lui faut quitter le sol de l’Espagne c’est le seul parti honnête qui lui reste. Les Espagnols, de leur côté, n’ont rien de mieux à faire que de lui faciliter sa retraite. La nation se respectera elle-même en respectant les biens et la vie de l’homme qu’elle avait accepté pour chef.

Les admirateurs d’Espartero s’étonnent de son inaction et se demandent comment cet homme, dont la bravoure n’est pas révoquée en doute, et qui montra une énergie si farouche dans l’affaire de Barcelone, s’est trouvé tout à coup paralysé et comme anéanti par la dernière insurrection. L’explication est toute simple. Espartero a subi le sort de tous les hommes politiques qui ne s’appliquent pas, avant tout, à bien connaître le pays qu’ils prétendent gouverner. Il croyait son pouvoir établi sur une large base, et il ne voyait pas que cette base se rétrécissait tous les jours. Il comptait sur le sentiment national, et, aveuglé par ses flatteurs, il ne s’apercevait pas que ce sentiment, qu’il avait plus d’une fois profondément blessé, se retirait de lui et ne lui laissait d’autre ressource que la force matérielle, qui n’est rien en Espagne.

Les idées monarchiques, quoi qu’on en dise, ont toujours de profondes racines dans la Péninsule. Ce n’est pas seulement comme la forme de gouvernement la mieux appropriée à un vaste empire que les Espagnols préfèrent la monarchie à la république ; ils aiment la royauté pour elle-même, ils l’honorent, ils la vénèrent ; elle est à leurs yeux chose sacrée. Ces sentimens n’ont pas pour objet un principe abstrait ; ils s’appliquent aux personnes royales. Certes l’Espagne n’a pas toujours eu à se louer de ses rois. Elle en a eu de cruels, elle en a eu d’ineptes. Elle en a supporté le mauvais gouvernement avec une résignation qui ne manquait ni de grandeur ni de fierté. Dans les plus mauvais jours de leur histoire, que le pays fût opprimé par Philippe II ou abaissé par Charles IV, qu’il fût livré aux fureurs de l’inquisition ou aux caprices de Godoy, les Espagnols n’ont rien perdu de leur dévouement à la monarchie ni de leur respect pour leurs princes. Au milieu d’un peuple ainsi fait, c’était une grande témérité que celle d’un simple particulier qui, à l’aide de quelques soldats, contraignait une princesse, une reine régente, la mère de sa reine, à quitter le sol de l’Espagne, pour s’asseoir lui-même, en qualité de régent, sur les marches du trône. Le coup d’état avait réussi, mais il n’est pas moins certain que l’élévation d’Espartero blessait le sentiment intime du pays. Pour se faire pardonner des Espagnols son étrange usurpation, il aurait fallu du moins se montrer simple, modeste et tout occupé à faire briller la royauté de l’éclat qu’on aurait refusé à la régence : loin de là, Espartero aimait les apparences du pouvoir plus encore que la réalité, et rappelait sans cesse, par ses prétentions et son faste, qu’il avait usurpé la place d’une tête couronnée ou d’un prince du sang.