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rais le faire, étant sorti de l’antre. Il ne serait pas juste de fuir sans eux des dangers où je les ai conduits. »

Quand Ulysse a communiqué son dessein aux satyres, ils ont, dans leur enthousiasme irréfléchi, dont ils pourront plus tard se repentir, obtenu qu’il leur serait permis d’y prendre part. Maintenant, toujours pleins d’une généreuse ardeur, ils se disputent à qui mettra le premier la main à l’arme vengeresse. Le cyclope, cependant, fait retentir l’intérieur de la caverne des accens de sa joie brutale, de ses chants grossiers et discordans, et le chœur donne de loin à cet ignorant comme une leçon de poésie bachique, en chantant lui-même le vin, l’amour, et quel amour ! Il y a ici des traits dont la licence prépare aux monstrueuses obscénités de la scène suivante.

Polyphème reparaît, tout appesanti par son odieux repas et se comparant lui-même à un bâtiment de transport qui fléchit sous sa charge, la tête déjà toute troublée par les vapeurs du vin. Il vient, en chancelant, faire sa partie dans le joyeux concert. Les paroles par lesquelles on salue son entrée annoncent obscurément la catastrophe qui s’apprête ; il y est question du flambeau déjà allumé pour la nouvelle épouse, de la guirlande aux vives couleurs dont va se parer son front. Ces équivoques sinistres et menaçantes ne sont pas rares dans la tragédie, et, sans qu’il soit besoin d’en chercher plus loin des exemples, chacun se rappelle de quel ton, dans les Bacchantes, Bacchus insulte à l’égarement de Penthée.

Le dialogue d’Ulysse avec le monstre redoutable qui va devenir sa victime, et dont il prend plaisir à provoquer les saillies grossières, les quolibets impies, a aussi ce caractère ; c’est de la farce tragique. On doit louer le poète de l’art avec lequel il inspire des doutes sur le succès de l’entreprise ; c’est quand Polyphème, qui semble avoir le vin assez bon, parle de faire partager aux cyclopes, ses frères, son heureuse fortune. Ulysse a bien de la peine à l’en détourner, et il n’y réussit qu’avec l’assistance de Silène, lequel, on le comprend, ne se montre nullement favorable à cette idée de partage. C’est ici que le cyclope, se déridant de plus en plus, demande gracieusement à Ulysse son nom, et que trouvent leur place des facéties vénérables par leur antiquité, et qu’Euripide a empruntées presque textuellement au grave et solennel récit d’Homère :

LE CYCLOPE.

Dis-moi, ô étranger, quel nom il faut que je te donne ?