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LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS.

Ulysse obéit, non sans avoir pathétiquement déploré sa destinée, réclamé le secours accoutumé de Minerve, la vengeance due par Jupiter aux droits de l’hospitalité violés. Malgré la contagion de tant de bouffonneries, il ne cesse pas, cela est remarquable, de penser, de parler en héros tragique. Dans quelle tragédie trouverait-on une image plus vive que celle-ci ?

« Hélas ! hélas ! j’ai échappé aux travaux de Troie, aux dangers de la mer, et c’était pour faire naufrage contre l’ame inabordable de cet impie ! »

Après un chœur dans lequel est très sérieusement détestée la barbarie du cyclope, Ulysse vient raconter qu’il l’a vu dévorer deux de ses compagnons. Il fait chez Homère le même récit et trace le même tableau, mais en quelques traits rapides, énergiques, terribles, auxquels ni Virgile, ni même Ovide, n’ont cru devoir rien ajouter. Euripide, avec moins de goût, mais selon les convenances du drame satyrique, qui se plaisait à amuser les imaginations de merveilles monstrueuses et parfois grotesques, a rapetissé la scène en entrant dans un long détail de la façon dont s’y prend pour tuer, dépecer, cuire et rôtir ses victimes, celui qu’il appelle (ce mot résume l’esprit du morceau et en contient la critique) le cuisinier de Pluton.

L’auteur du Cyclope se tient plus près d’Homère dans le reste du récit, quand Ulysse, après avoir peint vivement le désespoir et l’effroi de ses compagnons, raconte quelle résolution lui ont inspirée les dieux, et de quelle manière il a déjà commencé de la mettre à exécution. Offrant au cyclope ravi coupe sur coupe de ce vin délicieux dont tout à l’heure il faisait fête à Silène, Ulysse va l’amener par l’ivresse au sommeil, et alors, s’armant d’un pieu énorme dont il aura durci au feu l’extrémité, il crèvera l’œil du monstre. Cette confidence faite aux satyres, auxquels, ainsi qu’à leur père Silène, l’entreprise hardie d’Ulysse doit rendre la liberté, le héros rentre dans la caverne.

On avait quelque droit de s’étonner qu’il en fût sorti si librement. Le cyclope d’Homère, qui ne s’y retire jamais sans en fermer l’entrée avec un rocher que nulle force humaine ne pourrait ébranler, garde plus soigneusement ses prisonniers. Euripide, qui avait conscience certainement de cette invraisemblance nécessaire, semble avoir été au-devant d’une autre qu’on aurait pu être tenté de lui reprocher, en prêtant à Ulysse ces généreuses paroles

« Je n’abandonnerai pas mes amis, pour me sauver seul, comme je pour-