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LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS.

lui refusent en honnêtes gens ; les satyres, c’est le chœur, et dans le drame satyrique aussi bien que dans la tragédie, le chœur est toujours du parti de la vérité et de la justice. Au reste, et Silène et les satyres font tour à tour usage d’une forme de serment très bouffonne ; ils consentent, si on peut les convaincre de mensonge, à la mort l’un de ses chers enfans, les autres de leur père bien-aimé. Entre leurs assertions contraires, le cyclope est bientôt décidé ; il en croit celle qui se trouve d’accord avec ses appétits féroces ; les étrangers tombés entre ses mains ne peuvent être que des voleurs. En vain, répondant à ses questions et cherchant à l’intéresser, les malheureux lui disent qu’ils sont des Grecs qui reviennent de la guerre de Troie ; il ne leur en sait aucun gré, et dans cette expédition entreprise pour une femme, et une femme coupable, il trouve contre eux un nouveau grief. Ainsi, chez le fabuliste, raisonne le loup pour mettre l’agneau dans son tort, et le manger en sûreté de conscience.

C’est merveille de voir comme s’entrelacent habilement, dans cette petite pièce, les émotions diverses de la comédie et de la tragédie. Le poète fait, pour quelques instans, diversion à la gaieté par la noble et touchante prière d’Ulysse. Polyphème est fils de Neptune, à qui les Grecs ont élevé des temples sur tous leurs rivages ; il habite une contrée qu’on peut regarder comme grecque ; qu’il ait pitié de compatriotes assez éprouvés par le malheur ; qu’il respecte des supplians, qu’il protége des hôtes ; qu’il craigne, par un acte impie, d’offenser les dieux ! On ne peut parler plus éloquemment, mais c’est de l’éloquence en pure perte. Silène, persistant dans son rôle de complaisant, conseille au cyclope, quand il mangera Ulysse, de le manger tout entier, sans oublier sa langue, qui fera de lui un orateur ; et comme s’il l’était déjà devenu, Polyphème, reprenant un à un les argumens d’Ulysse, s’applique à les réfuter dans un discours suivi, où le mépris des lois divines et humaines est érigé par l’ogre sophiste en système de sagesse pratique, en philosophie, en religion. Il semble qu’ici encore Euripide se soit fait son propre parodiste, et que, parmi les formes de la tragédie dont il offrait une copie bouffonne, il n’ait pas voulu oublier les thèses contradictoires de morale subtile, de hasardeuse théologie, dont on lui reprochait l’abus. Il faut citer ce discours de Polyphème, exemple frappant de la gaieté spirituelle, et aussi, pour tout dire, de la grossièreté hardie qui se rencontraient, qui se touchaient dans les productions, si étranges pour nous, du drame satyrique.