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que, interrompu sans doute par des éclats de rire, il s’écrie : « Comment donc ? l’aurais-je rêvé ? Non, j’en suis bien sûr. » Par cette façon familière de prendre à partie le public, ce morceau est pour nous un intermédiaire précieux entre les prologues des tragédies d’Euripide et les prologues de Plaute. Au reste, le vainqueur d’Encelade se présente sur la scène dans un bien modeste appareil ; il tient en main, non pas la terrible lance dont il parlait, mais un râteau de fer avec lequel il lui faut nettoyer l’étable où vont revenir les troupeaux que ses fils, chargés en raison de leur âge d’un service plus actif, font paître en ce moment dans les prairies de l’île.

L’arrivée de cette troupe de pasteurs, dansant gaiement la sicinnis, comme en un temps plus heureux, fait, selon les habitudes de la tragédie, suivies ici exactement, succéder au prologue le chœur, mais un chœur bucolique qui, par de rustiques agrémens, par une grace sauvage, annonce de loin les idylles de Théocrite. Ce morceau caractéristique n’est pas sans rapport avec un autre que nous n’avons pas, mais dont quelques allusions bouffonnes du Plutus d’Aristophane nous permettent de nous former une idée. Philoxène, selon les scoliastes, y avait peint le cyclope Polyphème avec la besace du berger, conduisant au son de la lyre, d’une lyre bien grossière sans doute, son troupeau, et lui adressant de familières exhortations :

« Où donc, enfant de nobles pères, de nobles mères, où donc t’égares-tu ? Là n’est point l’abri de l’étable, le vert fourrage, l’eau bouillonnante du torrent, reposant dans des auges le long de l’antre ; là ne sont point les bêlemens de tes petits. — Pst ! pst ! que vas-tu faire par là sur cette pente humide de rosée ? Oh ! je te lancerai une pierre, si tu ne reviens, si tu ne reviens à l’instant, animal aux longues cornes, vers l’habitation de ton sauvage pasteur, le cyclope. — Et toi, livre à mes mains tes mamelles gonflées, que j’en approche tes tendres agneaux, abandonnés sur leur couche. Ils y ont dormi tout le jour, et maintenant te redemandent, te rappellent par leurs bêlemens. Quitteras-tu bientôt l’herbe des champs, pour rentrer à l’étable, dans les cavernes de l’Etna ?… »

Silène, cependant, aperçoit un vaisseau qui aborde ; des étrangers en descendent et se dirigent vers l’antre, dans le dessein, selon toute apparence, d’y renouveler leurs provisions. Il les plaint de l’ignorance funeste qui leur fait chercher une demeure si inhospitalière, un hôte si redoutable. Il y a là l’émotion et même le style de la tragédie. Cette expression, par exemple, de rois de la rame, qu’Aristote a blâmée comme ambitieuse dans le Télèphe d’Euripide, sans se souvenir que c’était un emprunt fait aux Perses d’Eschyle, sert ici,