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jours ; il oubliait de remarquer que les montres tantôt s’arrêtent, tantôt vont trop vite. Cette patience intelligente avec laquelle d’Alembert consentait à attendre les progrès du genre humain lui ménageait entre la passion de Voltaire et la fougue de Diderot une physionomie originale qui n’était pas non plus sans analogie flatteuse avec l’esprit supérieur et calme de Montesquieu. On pourrait croire que lui-même en jugeait ainsi, à voir l’application particulière avec laquelle il a loué l’auteur de l’Esprit des Lois en l’analysant. Gilbert s’était imaginé étourdiment qu’il lançait à d’Alembert un trait redoutable en l’appelant géomètre orateur. Il ne s’était pas aperçu que, par cet assemblage de mots dont il prétendait faire une injure, il rendait lui-même témoignage des rares aptitudes d’un homme qui pouvait à la fois rivaliser avec Euler, et louer dignement Bossuet et Fénelon.

Quand en 1782 Condorcet vint prendre séance à l’Académie française, il s’attacha, dans son discours de réception, à célébrer les avantages que la société peut retirer de la réunion des sciences physiques aux sciences morales. En traitant un pareil sujet, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences ne faisait qu’insister sur une des idées les plus fécondes qui avaient présidé au développement du XVIIIe siècle. Cette alliance du génie littéraire avec les sciences, dont Fontenelle et d’Alembert avaient si ingénieusement jeté les bases, Buffon la confirma par des chefs-d’œuvre éblouissans où l’art semble lutter avec la nature de magnificence et de richesse. Vicq-d’Azyr et Condorcet, qui avaient souvent loué les mêmes savans, se disputèrent aussi l’honneur d’être les historiens du génie de Buffon, et les deux éloges qu’ils en firent comptent parmi leurs meilleurs travaux. Précisément un siècle après l’époque où Fontenelle avait commencé d’écrire l’histoire de l’Académie des Sciences, George Cuvier, en 1800, la reprenait. Pendant trente-deux ans, ce grand homme, qui eut à un si haut degré le double génie de l’analyse et de l’induction, loua les savans et leurs travaux, raconta leur vie, et pesa leurs mérites. Pour le fond, c’est la compétence d’un autre Aristote, et la forme offre l’intéressant mélange d’une abondante simplicité avec une justesse exquise dans l’appréciation des hommes.

Cependant les sciences morales avaient exercé durant le cours du XVIIIe siècle une influence assez évidente pour mériter une représentation particulière. Après avoir fait une révolution, elles avaient bien le droit d’avoir une académie. C’est ce que comprirent fort bien les hommes qui, en 1795, organisèrent l’institut : ils y créèrent une