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DE L’ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE.

nelle ; il laisse courir sa plume avec plus de liberté et d’abandon. Les détails l’effraient si peu, que, pour n’en perdre aucun, il a joint à ses Éloges des notes qui en sont, pour ainsi dire, le supplément, et qui peuvent se lire de suite, comme il le dit lui-même. Aussi il y a dans l’œuvre de d’Alembert cette abondance de faits et de choses qui est contre l’ennui le plus sûr des préservatifs.

Dans les Éloges de d’Alembert, on goûte aussi le plaisir de sentir l’homme même, le philosophe, le correspondant intime de Voltaire et de Frédéric. Non que dans l’émission des pensées qui lui sont propres, d’Alembert n’apporte une grande réserve ; on connaît sur ce point sa discrétion, même sa timidité. C’était surtout quand il parlait au nom de l’Académie qu’il croyait devoir montrer une circonspection qui lui coûtait de nouveaux efforts d’esprit et de talent. « Je vais essayer la continuation de l’histoire de l’Académie française, mandait-il au roi de Prusse en 1772 ; mais combien de peine il faudra que je me donne pour ne pas dire ma pensée ! heureux même si, en la cachant, je puis au moins la laisser entrevoir. » C’est bien le même homme qui écrivait à Voltaire : « Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d’avec ce que nous avons dit. » D’Alembert avait dans l’esprit une indépendance absolue, dans le caractère une modération habile, et il maintenait qu’il ne fallait dire que le quart de la vérité, s’il y avait trop de danger à la dire tout entière. Cette prudence était au moins un progrès sur l’égoïsme de Fontenelle, qui, comme on sait, avec une main pleine de vérités n’aurait pas même voulu l’entr’ouvrir.

Il n’y avait, au reste, chez le fils abandonné de Mme de Tencin, ni instincts, ni passions révolutionnaires, et il reconnaissait volontiers l’aristocratie de la naissance et de la richesse, parce qu’il se sentait celle de la science et du talent. Dans son éloge de Despréaux, il écrivait cette phrase un peu hautaine : « Il y a eu de tout temps une ligue secrète et générale des sots contre les gens d’esprit, et de la médiocrité contre les talens supérieurs ; espèce de démembrement de la confédération secrète et plus étendue des pauvres contre les riches, des petits contre les grands, et des valets contre leurs maîtres. » D’Alembert eut l’art et le bon goût de se montrer toujours impartial, sans rien sacrifier d’essentiel dans ses sentimens et ses principes ; il ne trahit jamais la philosophie, il la tempéra souvent. Elle était pour lui comme une lumière divine dont il croyait devoir mesurer l’éclat à des yeux débiles. D’Alembert comparait la raison à l’aiguille d’une montre qui, sans faire de grands pas, chemine tou-