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Au reste, ce genre d’éloquence n’est pas proprement d’origine moderne ; l’antiquité la cultivait. On a toujours beaucoup parlé dans les démocraties, car il faut bien persuader les multitudes qui gouvernent. Dans les républiques anciennes, l’éloquence s’élevait à l’action. Par la parole, on emportait des décisions capitales, on innovait dans les lois, on changeait le gouvernement, et l’état se trouvait sauvé ou perdu. C’était un grand et terrible jeu que ces luttes du forum et de l’agora. Que l’orateur fût instrument ou chef, sa tête répondait de ses discours. Les Gracches furent assassinés, Cicéron tendit la gorge aux sicaires d’Antoine, Démosthènes s’empoisonna dans le temple de Neptune, et Phocion but la ciguë comme Socrate. Pathétiques tragédies : l’orateur y meurt comme un héros, et par ce dénouement il met à l’abri de tous les soupçons et de toutes les atteintes la sincérité de sa parole et de sa gloire.

À côté et au-dessous de ces destinées suprêmes, la vie de l’orateur politique, chez les anciens, offre les scènes les plus animées. Ouvrez Aristophane ; vous y verrez comment l’orateur mène la république, inspire les résolutions du peuple, et aussi se trouve en butte à toutes les inimitiés, à toutes les clameurs. Le même poète qui faisait une opposition si vive contre Euripide et contre Socrate, n’attaquait pas avec moins de passion les hommes dont la parole gouvernait la république. Il se plaisait à dénigrer leurs talens. Comment pourrais-je devenir capable de mener le peuple ? demande un charcutier dans une des comédies d’Aristophane[1]. « Ne t’inquiète pas pour si peu, lui répond son interlocuteur. Tu n’auras qu’à faire ton métier. Brouille les affaires ; mêle tout comme s’il s’agissait des viandes de tes hachis ; trompe le peuple, flatte son goût par des louanges et des flatteries bien apprêtées : tu as d’admirables qualités démocratiques, une voix effrayante, un esprit pervers ; tu as le charlatanisme d’un homme habitué à débiter ses marchandises. Que te manque-t-il donc pour le gouvernement ? » Voilà le portrait de l’orateur politique sous le pinceau du devancier de Ménandre. Il nous manque au surplus bien des choses pour connaître à fond la tribune athénienne. Nous lisons Démosthène, mais ses rivaux et ses contradicteurs, si l’on excepte Eschine, nous ne les connaissons pas. Quel dommage de ne pas avoir les improvisations de Demades, ce marchand de poisson qui un beau jour se trouva éloquent ! Une tradition qui s’est perpétuée à travers l’antiquité nous le représente comme

  1. Les Chevaliers, page 184 de l’édition Kuster.