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UN HOMME SÉRIEUX.

Au même instant, Dornier se disait : — Aurait-elle l’intention de nous soumettre, le beau Moréal et moi, à un système de bascule ? elle a un tel besoin d’hommages, qu’un courtisan de plus ne doit pas lui paraître à dédaigner.

M. et Mlle de Chevassu ! dit en ouvrant la porte le domestique chargé d’annoncer les visites.

Le député, qui avait déjà le pied dans le salon, s’arrêta net, et se tournant vers le laquais :

— Je m’appelle Chevassu sans de, lui dit-il d’une voix sévère ; tâchez de ne pas l’oublier.

Ayant ainsi purifié sa vénérée roture de la tache nobiliaire dont elle venait d’être souillée, M. Chevassu traversa gravement le salon et se dirigea vers la marquise, qui, non moins majestueuse, se leva, sans faire un seul pas pour aller à sa rencontre. Le frère et la sœur s’abordèrent sans grande démonstration d’amitié ; mais Mme de Pontailly embrassa d’un air d’affection sa nièce, quoiqu’en secret elle la trouvât peut-être un peu plus jolie qu’elle ne l’eût désiré. Les émotions éprouvées par la jeune fille le matin à l’hôtel des postes, et plus tard dans son entretien avec son père, avaient ajouté leur lustre à sa beauté, comme un orage avive encore les charmes d’un paysage. Il semblait impossible que ces yeux si vifs et ces joues si fraîches pussent jamais briller de plus d’éclat, et pourtant une flamme nouvelle les envahit soudain. Le jais du regard devint diamant, les roses du visage s’épanouirent ; Henriette venait d’apercevoir Moréal, dont les yeux ne l’avaient pas quittée depuis qu’elle était entrée dans le salon. La marquise remarqua le trouble de la jeune fille et en comprit aisément la raison ; pour l’aider à dissimuler, elle la fit asseoir sur la causeuse et lui adressa successivement plusieurs questions qui devaient lui donner le temps de se remettre.

Après avoir échangé avec son beau-frère une poignée de main assez froide et embrassé en revanche sa nièce sur les deux joues, M. de Pontailly rejoignit le vicomte, qui se tenait à l’écart.

— Vous êtes un heureux mortel, lui dit-il en souriant d’un air malin, ma nièce est jolie comme un ange, la poudre lui serait allée divinement.

— Trop jolie pour mon bonheur ! répondit Moréal avec un soupir ; je l’aime tant, et j’ai si peu d’espoir !

— Que vous faut-il donc ? croyez-vous que je n’aie pas vu le regard qu’elle vous a lancé ? Mordieu ! quel regard ! À votre âge, j’aurais traversé des flammes pour en obtenir un pareil.