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UN HOMME SÉRIEUX.

lui vint en aide adroitement. La plupart des femmes préfèrent M. de Lamartine à M. Victor Hugo, par la même raison qui, sous Louis xiv, leur faisait préférer Racine à Corneille. Mme de Pontailly partageait le goût général de son sexe, et son mari l’avait entendue plusieurs fois développer son opinion. Levant l’index, sans que ce geste fût remarqué de personne, Moréal excepté, le marquis traça en l’air un L majuscule. Averti par ce signe du chemin qu’il devait suivre, quel que fût d’ailleurs son avis personnel, le vicomte prit la parole avec une facilité d’élocution qu’il ne se connaissait pas. Dans un parallèle semé d’aperçus ingénieux, comme on dit en style de feuilleton, il caractérisa la manière des deux illustres poètes, établit les points par où ils se rapprochent et ceux par où ils diffèrent, donna à chacun d’eux un tribut d’éloges convenable, et, après avoir paru hésiter quelque temps à décerner la palme, finit par l’offrir à l’auteur des Méditations.

— Il me semble impossible de traiter une question littéraire avec plus de goût, de convenance et d’impartialité, dit la marquise ravie de retrouver dans le jugement formulé par le vicomte son opinion personnelle ; voilà ce que j’appelle de la critique. Messieurs, n’est-ce pas aussi votre avis ?

L’assentiment fut unanime, quoique le triomphateur du jour commençât à déplaire à tout le monde.

— Moréal est du métier ; il n’est pas étonnant qu’il se connaisse en poésie, dit le marquis empressé d’appuyer le succès de son nouvel ami,

— Ce qui serait étonnant, reprit Mme de Pontailly avec un sourire tout aimable, c’est que, parlant si bien de son art, M. de Moréal fût moins heureux en le cultivant. Me trouverez-vous trop indiscrète, monsieur, si dès le premier jour je mets à contribution votre muse ?

— Madame, fit Moréal, qui s’inclina modestement en se disant tout bas : le gros émigré avait raison, je n’éviterai pas le calice.

— Si je vous parais importune, continua la marquise de plus en plus gracieuse, prenez-vous-en à votre excellente critique ; c’est elle qui m’inspire le plus vif désir d’entendre quelques-uns de vos vers.

— Allons, place à la tribune, dit M. de Pontailly au romancier qui était assis à l’angle de la cheminée en face de la maîtresse du logis.

L’homme de lettres recula son fauteuil avec un ricanement sourd. Moréal s’approcha de la cheminée, s’y accouda négligemment selon