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terrestre, auquel on puisse la reconnaître pour s’y diriger, demeure tout entier pendant et nous écrase. Les politiques (je ne les en blâme pas) et tous les intéressés qui font semblant de croire ont beau voiler l’abîme rouvert, l’anxiété douloureuse de bien des ames le trahit. Entre une Rome à laquelle on ne croit plus qu’assez difficilement, et une Providence philosophique qui n’est guère qu’un mot vague pour les discours d’apparat, bien des esprits inquiets et sincères se réfugient dans une sorte de religion de la nature et de l’ordre absolu, qui a déjà essayé plusieurs costumes en ces derniers temps.

Il n’entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discuter historiquement un livre tel que celui du Pape ; dogmatiquement, ce n’est point aux sceptiques qu’il s’adresse, la couleuvre serait trop forte du premier coup. C’est aux chrétiens plus ou moins séparés et pourtant fidèles encore à la hiérarchie, c’est aux catholiques gallicans, aux épiscopaux anglicans, aux églises grecques photiennes, qu’il va chercher querelle directe et faire la leçon. Le style en est grand, mâle, éclairé d’images, simple d’ordinaire, avec des taches d’affectation ; si on peut noter du mauvais goût par points, on n’y rencontre jamais du moins de déclamation ni de phrases. Il y a du sophiste, a-t-on dit ; soit ; mais il n’y a jamais de rhéteur. Arrangez cela comme vous voudrez.

Quelles que soient les croyances ou les non croyances du lecteur, il ne peut qu’admirer historiquement le beau passage (livre II, chapitre V) sur la translation de l’empire à Constantinople et sur la fable de la donation qui est très vraie. De telles vues, dont ce livre offre maint exemple, rachètent bien de petits excès. Un résultat incontestable qu’aura obtenu M. de Maistre, c’est qu’on n’écrira plus sur la papauté après lui, comme on se serait permis de le faire auparavant. On y regardera désormais à deux fois, on s’avancera en vue du brillant et provoquant défenseur, sous l’inspection de sa grande ombre. Tout en le combattant, on l’abordera, on le suivra. En se faisant attaquer par ceux qui viennent après, il les amène sur son terrain, il les traîne à la remorque. N’est-ce pas une partie de ce qu’il a voulu ?

Un fait positif et piquant, c’est que, dans ce terrible ouvrage du Pape, beaucoup de choses ont été (qui le croirait ?) adoucies, plus d’un trait relatif à Bossuet par exemple. J’ai eu l’honneur de connaître à Lyon le savant respectable et modeste que M. de Maistre n’avait jamais vu, mais à qui il avait accordé entière confiance ; ce fut par ses soins que, dans cette ville toute religieuse, foyer de librairie catholique pour le Midi et la Savoie, se prépara l’édition du