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des esprits. Il ne craint pas de poser le grand dilemme dans toute sa rigueur : « Si la Providence efface, sans doute c’est pour écrire… Je suis si persuadé des vérités que je défends, que lorsque je considère l’affaiblissement général des principes moraux, la divergence des opinions, l’ébranlement des souverainetés qui manquent de base, l’immensité de nos besoins et l’inanité de nos moyens, il me semble que tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypothèses, ou qu’il va se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire. C’est entre ces deux suppositions qu’il faut choisir, suivant le parti qu’on a pris sur la vérité du christianisme. » S’il se prononce dans les pages qui suivent, et avec une incomparable éloquence, pour le triomphe immortel de ce christianisme tant combattu, il a du moins donné jour à la perspective sur le rajeunissement. Je sais bien qu’il l’interprétait pour son compte en un sens rigoureux et orthodoxe, mais de plus libres que lui peuvent varier en idée la nuance.

En 1796, M. de Maistre prédisait sans marchander une restauration et en dictait d’avance le bulletin avec l’ordre et la marche de la cérémonie. Le chapitre intitulé Comment se fera la contre-révolution si elle arrive ? est charmant, vrai, piquant. On a pour conclusion dernière une suite d’extraits de Hume sur la fin du long-parlement à l’agonie, la veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin de remarquer que l’auteur oublie de pousser assez loin la citation et l’allusion, qu’il s’arrête avant 1688, avant Guillaume et la déclaration des droits ? On pourrait, dès cet écrit, noter chez M. de Maistre une tendance à prédire qui est devenue par la suite une forme extrême de sa pensée, un faible, je dirai presque un tic dans un esprit si sérieux. À propos de la ville de Washington, qu’on avait décidé de bâtir exprès pour en faire le siége du congrès : « On a choisi, dit-il, l’emplacement le plus avantageux sur le bord d’un grand fleuve ; on a arrêté que la ville s’appellerait Washington ; la place de tous les édifices publics est marquée, et le plan de la cité-reine circule déjà dans toute l’Europe. Essentiellement il n’y a rien là qui passe les bornes du pouvoir humain ; on peut bien bâtir une ville. Néanmoins, il y a trop de délibération, trop d’humanité dans cette affaire, et l’on pourrait gager mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le congrès n’y résidera pas. » Beaucoup des prédictions de M. de Maistre, ne l’oublions pas, ne sont ainsi que des gageures.

De la part d’un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement s’explique