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heureux pays. Le passage de Cromwell fut comme celui d’une colonne de feu. Les Irlandais tremblent encore quand ils entendent prononcer ce nom terrible, et l’autre jour vous avez vu M. O’Connell, dans une de ses harangues, rappeler, au milieu d’un frémissement universel, le souvenir des cruautés sanglantes du protecteur. La domination de Cromwell fut la plus périlleuse épreuve qu’eut jamais à traverser le catholicisme en Irlande, car elle comprenait un système, non-seulement de conquête, mais de conversion. Les enfans furent enlevés à leurs familles pour être confiés à des maîtres protestans ; les propriétaires protestans et le clergé protestant furent forcés de résider sur leurs terres, et les lois portées contre les catholiques et leur clergé furent tellement cruelles, qu’en moins de deux ans presque toute la population catholique se fut réfugiée dans le Connaught. Cette province fut le seul champ d’asile qui lui fût ouvert, et c’est de là que vient le proverbe irlandais : Va au diable ou en Connaught (go to hell or to Connaught).

Cependant, après Cromwell, le catholicisme se releva comme un arbre après un coup de vent ; la restauration et les règnes de Charles II et de Jacques II lui donnèrent un temps de repos. Ce temps fut court ; la révolution de 1688 ramena la domination exclusive du protestantisme, et la bataille de la Boyne décida du sort du catholicisme. Dès-lors commença le système de la persécution légale ; tout l’arsenal des lois fut mis en usage contre la religion du sol. Une des plus remarquables de ces lois fut celle qui, sans proscrire directement les prêtres, bannissait à perpétuité les évêques et tous ceux qui pouvaient conférer des ordres, de sorte que la ligne hiérarchique étant interrompue, et le clergé ne pouvant non plus se recruter par les prêtres étrangers, le culte catholique aurait dû s’éteindre avec la génération des prêtres vivans. Ce qu’il faut remarquer surtout dans le caractère de ces lois pénales, c’est qu’elles sont dirigées non pas contre les Irlandais, mais contre les catholiques, et qu’un Irlandais qui se fait protestant est admis à toutes les immunités dont jouit le culte dominant. Rien ne prouve mieux que la lutte établie entre l’Angleterre et l’Irlande a pour principe l’antagonisme des religions plus que celui des races. Les évènemens qui s’accomplirent depuis cette époque en Irlande sont mieux connus. Les grands principes de liberté politique et religieuse, et le libéralisme philosophique, proclamés par la révolution américaine et la révolution française, réagirent sur l’état de l’Irlande. À la fin du XVIIIe siècle, les catholiques obtinrent le droit de voter aux élections ; le droit d’être élu devait nécessairement suivre le droit d’élire, et vous savez comment le gouvernement tory de 1829, emporté par l’opinion publique, proposa lui-même l’acte de l’émancipation des catholiques.

Lord Alvanley, monsieur, dans une brochure qu’il a publiée il y a déjà quelque temps[1], et dans laquelle l’état de l’Irlande était examiné avec beaucoup de sagacité, a fait une remarque très juste au sujet de l’acte d’émancipation : c’est que cet acte ne remédia à aucun des griefs matériels des catholiques,

  1. The State of Ireland considered.