Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/341

Cette page a été validée par deux contributeurs.
335
JOSEPH DE MAISTRE.

fait-il pas dresser les cheveux ? C’est bien pire aujourd’hui, puisqu’alors il y avait des rois, des princes, des seigneurs, des parlemens, en un mot tout ce qu’il fallait pour faire la besogne après la folie passée ; mais à présent que tout le royaume est en loques, ce sera le diable à confesser pour tout refaire. Serait-il possible que nous fussions mêlés là-dedans ? Libera nos, Dominus.

« Vous croyez peut-être, vous autres petits messieurs qui avez des habits de drap d’Elbeuf et des boutons d’acier, que c’est pour vous que le four chauffe, et que vous serez toujours les maîtres ? Ah bien ! oui, fiez-vous-y. On a déjà fait main-basse sur les municipalités de campagne, ainsi adieu aux rois de village ; il n’y a plus de districts, ainsi adieu aux rois de petites villes : ne voyez-vous pas comme tout s’achemine à vous rendre des zéros en chiffre ? Quand tout sera tranquille, le peuple donnera les places à ceux que vous teniez en prison ; et si, pendant cette tempête, quelques champignons sont sortis de terre, vous n’y gagnerez rien, car les ci-après sont bien plus insolens que les ci-devant.

« On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impôts. Sans doute qu’on n’ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans ce moment, pour raison ; mais seriez-vous assez simples pour croire que, dès qu’on sera maître de lui, on ne vous chargera pas comme des mulets du Mont-Cenis ? La C. N. a fait tant d’assignats ! tant d’assignats ! que si on les collait tous par les bords il y aurait de quoi couvrir la France de papier. Malgré ce qu’on en a brûlé dans toutes les gazettes, il en reste pour 14 milliards : or, savez-vous ce que c’est que 14 milliards ? Pour faire cette somme en numéraire, il faudrait autant de louis qu’il y a de grains de blé en 455 sacs, mesure de Chambéri, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ginollet, ci-devant collecteur de la taille, qui sait l’arithmétique comme son Pater, a fait ce compte sur ma table.

« Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, et à la fin, pour faire face aux dépenses, on vous demandera l’argent que vous avez, et même celui que vous n’avez pas.

« Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la dernière, tenez pour certain que, si vous demeurez Français, vous serez privés de votre religion. La C. N., disent certaines personnes, a promis la liberté du culte : oui ; mais vous savez bien qu’on n’a rien tenu de ce qu’on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui se passa lorsqu’on établit l’église constitutionnelle. Il n’y eut qu’un cri en Savoie contre cette manipulation ecclésiastique ; mais vos électeurs eurent beau protester, on ne les écouta pas, et le jour qu’ils s’assemblèrent pour l’élection de ce drôle d’évêque qui nous a tant fait rire avant de nous faire pleurer, un des représentans du peuple dit expressément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait conduire deux pièces de canon à la porte de la cathédrale : voilà comment on fut libre.

« Nous avons d’ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire, l’un des représentans, n’a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu’il a débité à la tribune de la Convention sur la liberté des cultes : Nous avons promis