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JOSEPH DE MAISTRE.

frons avec une résignation réfléchie : si nous savons unir notre raison à la Raison éternelle, au lieu de n’être que des patiens, nous serons au moins des victimes.

« Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens tout-à-fait imprévus. Peut-être même pourrait-on déjà, sans témérité, indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent décrétés[1]. Mais par combien de malheurs la génération présente achètera-t-elle le calme pour elle et pour celle qui la suivra ? C’est ce qu’il n’est pas possible de prévoir. En attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un spectacle frappant, celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les autres avec une précision vraiment surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à la vue de ces flots de sang innocent qui se mêle à celui des coupables. Les maux de tout genre qui nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui disent que tout est bien, et qui refusent de voir dans tout cet univers un état violent, absolument contre nature dans toute l’énergie du terme. Pour nous, madame, contentons-nous de savoir que tout a sa raison que nous connaîtrons un jour ; ne nous fatiguons point à chercher les pourquoi, même lorsqu’il serait possible de les entrevoir. La nature des êtres, les opérations de l’intelligence et les bornes des possibles nous sont inconnues. Au lieu de nous dépiter follement contre un ordre de choses que nous ne comprenons pas, attachons-nous aux vérités pratiques. Songeons que l’épithète de très bon est nécessairement attachée à celle de très grand ; et c’est assez pour nous : nous comprendrons que sous l’empire de l’Être qui réunit ces deux qualités, tous les maux dont nous sommes les témoins ou les victimes ne peuvent être que des actes de justice ou des moyens de régénération également nécessaires. N’est-ce pas lui qui a dit, par la bouche de l’un de ses envoyés : Je vous aime d’un amour éternel ? Cette parole doit nous servir de solution générale pour toutes les énigmes qui pourraient scandaliser notre ignorance. Attachés à un point de l’espace et du temps, nous avons la manie de rapporter tout à ce point ; nous sommes tout à la fois ridicules et coupables. »

En terminant, l’auteur s’adresse encore à l’ombre chérie d’Eugène et retombe un peu dans la déclamation, au moins pour la forme ; mais les germes de son système de réversibilité et d’ordre providentiel viennent de se montrer et n’ont plus qu’à pousser leur développement. Comme saint Augustin, en présence des épouvantables catastrophes de son siècle, il conçoit sa Cité de Dieu.

Cité étrange chez l’un comme chez l’autre, plus belle de titre et de conception que justifiable de détail, dans laquelle le bon sens, la sagesse humaine, trouvent à s’achopper presque à chaque pas, mais

  1. Toute l’œuvre prochaine, l’œuvre philosophique et théosophique de De Maistre, va sortir de là : c’est le premier instant où on la voit poindre.