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l’attaque de ce dernier poste, et y reçoit une balle à la jambe ; ses grenadiers l’emportent ; trois semaines après, à Turin, il succombe des suites de sa blessure. — Au moment de sa mort « son ame, naturellement chrétienne, se tourna vers le ciel… Il pria pour ses parens, les nomma tous et ne plaignit qu’eux. »

Un passage du récit rend avec beauté ce tableau des morts chrétiennes dont on était désaccoutumé depuis si long-temps en notre littérature, et que le génie de M. de Châteaubriand, quelques années après, devait remettre en si glorieux et si pathétique honneur :

« L’orage de la révolution avait poussé jusqu’à Turin un solitaire de l’ordre de la Trappe. L’homme de Dieu, présent à ce spectacle, défendait de la part du ciel la tristesse et les pleurs. Séparé de la terre avant le temps, il ne pouvait plus descendre jusqu’aux faiblesses de la nature ; il accusait nos vœux indiscrets et notre tendresse cruelle ; il n’osait point unir ses prières aux nôtres : il ne savait pas s’il était permis de désirer la guérison de l’ange. Son enthousiasme religieux effraya celle qui vous remplaçait auprès de votre fils (une belle-sœur de Mme de Costa) ; elle pria l’anachorète exalté de diriger ailleurs ses pensées et de ne former aucun vœu dans son cœur, de peur que son désir ne fût une prière : beau mouvement de tendresse, et bien digne d’un cœur parent de celui d’Eugène ! »

L’auteur adresse et approprie à son héros cette apostrophe célèbre de Tacite à Agricola, reproduite elle-même de celle de Cicéron à l’orateur Crassus : « Heureux Eugène ! le ciel ne t’a rien refusé, puisqu’il t’a donné de vivre sans tache et de mourir à propos. — Il n’a point vu, madame, les derniers crimes… Il n’a point vu en Piémont la trahison… Il n’a point vu l’auguste Clotilde sous l’habit du deuil et de la pénitence… » Mais voici le finale qui s’élève, se détache en pleine originalité, et devient enfin et tout-à-fait du grand de Maistre :


« Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, long-temps nous n’avons point compris la révolution dont nous sommes les témoins ; long-temps nous l’avons prise pour un évènement ; nous étions dans l’erreur : c’est une époque et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! Heureux mille fois les hommes qui ne sont appelés à contempler que dans l’histoire les grandes révolutions, les guerres générales, les fièvres de l’opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles des nations ! Heureux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces momens de repos qui servent d’intervalle aux convulsions d’une nature condamnée et souffrante ! — Fuyons, madame ; Encelade se tourne. — Mais où fuir ? Ne sommes-nous pas attachés par tous les liens de l’amour et du devoir ? Souf-