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avait publié un célèbre édit du 19 décembre 1771, pour l’affranchissement des terres en Savoie et l’extinction des droits féodaux. Depuis plus de vingt ans, le tribunal supérieur chargé de cette opération délicate n’avait jamais suspendu ses fonctions. — Mais, à chaque instant, des vues lumineuses et de haute politique générale sillonnent le sujet et élargissent les horizons : « Il est bon, dit le publiciste, en tout ceci purement judicieux, qu’une quantité considérable de nobles se jette dans toutes les carrières en concurrence avec le second ordre ; non-seulement la noblesse illustre les emplois qu’elle occupe, mais par sa présence elle unit tous les états, et par son influence elle empêche tous les corps dont elle fait partie de se cantonner… C’est ainsi qu’en Angleterre la portion de la noblesse qui entre dans la chambre des communes tempère l’âcreté délétère du principe démocratique qui doit essentiellement y résider, et qui brûlerait infailliblement la constitution sans cet amalgame précieux. »

Et plus loin : « Observez en passant qu’un des grands avantages de la noblesse, c’est qu’il y ait dans l’état quelque chose de plus précieux que l’or[1]. »

Il raille de ce bon rire, qui s’essaie d’abord comme en famille, ses compatriotes devenus les citoyens tricolores, et se moque des raisonnemens sur les assignats : « Lorsque je lis des raisonnemens de cette force, je suis tenté de pardonner à Juvénal d’avoir dit en parlant d’un sot de son temps : Ciceronem Allobroga dixit[2] ; et à Thomas Corneille d’avoir dit dans une comédie en parlant d’un autre sot : Il est pis qu’Allobroge. » Mais déjà il passe à tout moment la frontière et ne se retient pas sur le compte de la grande nation. « Quand on voit ces prétendus législateurs de la France prendre des institutions anglaises sur leur sol natal et les transporter brusquement chez eux, on ne peut s’empêcher de songer à ce général romain qui fit enlever un cadran solaire à Syracuse et vint le placer à Rome, sans s’inquiéter le moins du monde de la latitude. Ce qui rend cependant la comparaison inexacte, c’est que le bon général ne savait pas l’astronomie. »

  1. Ceci commence à se faire sentir. Je dirai plus : en France, le triomphe de la classe moyenne et d’une certaine élite éclairée, mais pleine de sa propre opinion, nous a appris qu’il était bon aussi pour l’agrément qu’il y eût dans la société quelque chose, non pas de plus précieux que l’esprit, mais de non fondé exclusivement sur l’esprit, — j’entends un certain esprit fier de lui-même et de sa doctrine.
  2. Satire VII ; il s’agit d’un certain Rufus qui traitait Cicéron d’Allobroge, comme qui dirait de Racine qu’il est un Béotien ou un crétin.