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se mouvoir chacun indépendamment des autres et à ne s’ouvrir que dans la mesure où on le veut, et mieux aussi la tête peut se dire organisée.

À vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades à l’université de Turin. L’année suivante, en 1774, il entra comme substitut-avocat-fiscal-général surnuméraire (c’est le titre exact) au sénat de Savoie, et il suivit les divers degrés de cette carrière du ministère public jusqu’à ce qu’en avril 1788 il fut promu au siége de sénateur, comme qui dirait conseiller au parlement : c’est dans cette position que la révolution française le saisit. Des renseignemens puisés à la meilleure des sources nous permettent d’assurer qu’il était entré dans cette vie parlementaire et magistrale un peu contre son goût, mais qu’il s’y voua par devoir. Son émotion, toutes les fois qu’il s’agissait d’une condamnation capitale, était vive : il n’hésitait pas dans la sentence quand il la croyait dictée par la conscience et par la vérité ; mais ses scrupules, son anxiété à ce sujet, démentent assez ceux qui, s’emparant de quelque lambeau de page étincelante, auraient voulu faire de l’écrivain entraîné une ame peu humaine. Lors de la restauration de la maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer dans cette carrière de judicature ni reprendre la responsabilité du sang à verser.

Il faut qu’on s’accoutume de bonne heure avec nous à ces contrastes, sans lesquels on ne comprendrait rien au vrai comte de Maistre, à celui qui a vécu et qui n’est pas du tout l’ogre de messieurs du Constitutionnel d’alors, mais un homme dont tous ceux qui l’ont connu vantent l’amabilité et dont plusieurs ont goûté les vertus intérieures, vertus résultant (comme on me le disait très bien) de sa soumission parfaite : intolérant au dehors, tout armé et invincible plume en main, parce qu’il ne sacrifiait rien de ses croyances, il était, ajoute-t-on, aimable et charmant au dedans, parce qu’il sacrifiait sa volonté. Éblouissant, séduisant comme on peut le croire, et même très souvent gai dans la conversation, il y portait toutefois par momens une vivacité de timbre et de ton, quelque chose de vibrante, comme disent les Italiens, et l’accent seul en montant aurait semblé usurper une supériorité « qui ne m’appartient pas plus qu’à tout autre, » s’empressait-il bien vite de confesser avec grace. Mais revenons.

Voué de bonne heure à des occupations qu’il n’eût pas naturellement préférées, il sut réserver pour les études qui lui étaient chères les moindres parcelles de son temps, avec une économie austère et