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c’est à elle qu’il appartient de défendre les Balkans contre la Russie. Mais elle a une autre tâche non moins grande à accomplir : après avoir protégé Constantinople contre les Russes, elle doit lui rendre toute sa puissance d’autrefois, en préparant la grande confédération de peuples tant asiatiques qu’européens, dont le Bosphore fut de tout temps le centre politique. À cette condition seule, les côtes classiques de l’Archipel, si bien nommé par les Slaves la mer Blanche, c’est-à-dire la mer libre, verront se nouer un jour l’amphyctionie gréco-slave, qui unira les membres divers d’un corps immense de nations. Cette amphyctionie ne sera qu’une conséquence de l’union serbo-bulgare à laquelle les Turcs sont inévitablement rattachés par leurs plus grands intérêts. Après avoir été long-temps des arbitres entre l’Asie et l’Europe, les Turcs sont encore des intermédiaires entre l’islamisme et le christianisme. Pour garder cette position, ils ont besoin d’inspirer aux deux sociétés une confiance égale, et ce n’est pas en refusant aux raïas l’émancipation civile qu’ils obtiendraient leur confiance. Ils le savent : aussi n’a-t-on pas à craindre leur opposition ; ils n’entraveront la renaissance sociale des raïas que si la Russie les y force, et, s’ils osaient alors combattre les raïas par le glaive sans l’aide d’armées étrangères, ce serait leur dernier jour. On se tromperait en croyant qu’une lutte désespérée des raïas slaves ne serait pas plus décisive pour l’Orient que la lutte des raïas grecs. Qu’on réfléchisse que les Bulgaro-Serbes sont huit fois plus nombreux que les sujets du royaume actuel de la Grèce. Une invasion et la prise de Constantinople par les Russes ne feraient qu’ajourner pour un temps meilleur la coalition libératrice des Serbes et des Bulgares. Tant que ce fait primitif et inhérent à la nature même des deux peuples n’aura pu devenir un fait légal et public, l’agitation continuera de se propager dans l’ombre, et la question d’Orient ne sera pas résolue.


Cyprien Robert