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ce qu’ils y soient représentés ; qu’on leur rende une patrie ; que l’état ne soit pas seulement turc, mais encore grec et slave ; que chaque race enfin trouve son propre intérêt à rester fidèle au trône et à l’appuyer : sans cela, le mécontentement de chacune d’elles minera sourdement le travail des autres et empêchera toute régénération. L’intégrité de cette monarchie est une question vitale pour l’Orient, et le démembrement de la Turquie ouvrirait au sein de l’Europe une plaie encore plus profonde que le partage de la Pologne. Au lieu de démembrer, il faut régénérer, remettre en activité tous les élémens de force dédaignés jusqu’ici par l’ignorance et le fanatisme ; il faut que le hatti-chérif de Gulhané cesse d’être un mensonge, et que les chrétiens aient enfin l’égalité politique aussi bien que l’égalité civile. Ceux à qui la Russie fait croire que la civilisation chrétienne ne pourra s’épanouir sur ces rivages sans en bannir les musulmans sont dans une déplorable erreur. L’expulsion des musulmans ne ferait qu’agrandir le désert ; ils sont devenus si peu nombreux qu’ils ne peuvent plus inquiéter. Laissons Osmanlis et chrétiens s’organiser, chacun suivant ses rites et ses lois : le peuple que la civilisation laissera en arrière ne sera-t-il pas tôt ou tard dépossédé de la puissance par le fait même de son infériorité morale ? Que les Gréco-Slaves aient la patience d’attendre, et avec les lumières, la force de l’empire passera dans leurs rangs ; les cités et les ports qu’ils élèvent feront peu à peu déserter ceux de l’islamisme ; l’armée, la flotte, le conseil, et finalement le trône, deviendront nécessairement chrétiens.

Sans doute, comme disent les Turcs eux-mêmes, l’Europe est ghiaoure ou chrétienne, l’Asie seule est à l’islam ; mais pour gage de bienvenue en Asie, où sont tolérés tant de millions de chrétiens que l’islamisme tout-puissant pourrait exterminer, l’Europe fera bien de garder généreusement chez elle quelques tribus musulmanes. Ces tribus ne s’élèvent pas à deux millions d’hommes, la plupart slaves et albanais, par conséquent européens de pur sang. Si vous les exilez de leur patrie, où iront-ils chercher des frères ? Cette politique est celle de la haine ; plus humains que leurs prétendus protecteurs, les raïas eux-mêmes la repoussent. Ce qu’ils demandent, c’est qu’il leur soit permis de sauver l’empire en sauvant leur propre nationalité. Ils demandent la conservation et l’ordre ; ce que les diplomates soutiennent, c’est le désordre, l’avanie, la terreur, qui tôt ou tard nécessiteront, comme remède, l’application de leur vieux système du partage de l’Orient, et dans ce partage, s’il avait lieu, ils essaieraient en vain d’enlever à la Russie la part du lion.