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elle le ferait si elle n’était pas censée sous la garantie des puissances. Le rôle d’émancipateurs armés reste donc tout entier aux ouskoks du Monténégro, qui, passant pour des brigands, se trouvent heureusement en dehors du droit européen ; ils ne sont point tenus à respecter les exigences barbares d’un statu quo qui n’a rien fait pour eux, et d’une diplomatie qui ne les reconnaît pas. Comment, dira-t-on, reconnaître un état qui compte à peine 120,000 sujets ? Mais cet état s’appuie sur 18,000 soldats aguerris, toujours prêts à marcher, et le reste de la population, posté derrière ses rochers, a détruit et détruirait encore des armées de 100,000 combattans. Le Tsernogore recèle dans son sein les élémens d’une force qui ne peut que grandir ; cependant, s’il veut attirer enfin l’attention de l’Europe, il ne doit plus rester dans l’isolement. Sa frontière n’est qu’à une petite journée de celle de la Serbie. En se donnant la main, les deux états serbes sauront se faire respecter au dehors, et, par leur ascendant moral dans l’intérieur de la Turquie, ils décideront la Bosnie et l’Hertsegovine à s’absorber en eux. Il y a dans ces deux provinces de vastes districts qui se sont délivrés du joug turc, et qui aujourd’hui vivent libres, à l’insu, pour ainsi dire, des grandes puissances. Mais ces cantons sont souvent livrés à l’anarchie, parce qu’on ne leur permet pas de s’organiser régulièrement, et de nouer avec la Serbie des liens de fraternité et d’alliance qui sont leur plus impérieux besoin. Cependant l’unique moyen de rétablir la paix intérieure dans la Turquie d’Europe est de reconnaître comme légale la solidarité créée par la nature entre la Serbie et tous les districts libres de langue serbe. À défaut de cette reconnaissance, les ouskoks continueront de dévouer leurs carabines à la cause de leurs frères raïas, et de miner par leurs exploits populaires le trône chancelant de Constantinople.

Quant aux six cent mille Bosniaques musulmans, les seuls d’entre tous les Serbes qui ne réclament pas encore l’union fédérale avec la principauté de Serbie, ils finiront bientôt par se lasser de leur isolement. Ces Bosniaques ne prolongent leur existence, comme race distincte des Osmanlis, que grace au voisinage des Serbes indépendans. S’il n’était pas loisible à tout spahi maltraité par les agens de la Porte de se retirer dans les vingt-quatre heures chez les ouskoks, il y a long-temps qu’on aurait contraint tout ce peuple de renégats à parler turc. Que n’a pas fait la Porte pour désorganiser ce pays ! Maintenant les fiers spahis sont traités comme des raïas ; dépouillés de tout, ils se voient réduits à vendre leurs tokas et leurs carabines dorées afin d’acquitter l’impôt de Stambol. Mais, pour être plus sou-