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spahis chkipetars connus par leurs cruautés. Les montagnes voisines sont remplies de rajas fugitifs, tous Slaves, avides de se venger de ces spahis ; aussi, nulle part la réconciliation entre les deux races, chkipetare et serbe, ne se fera-t-elle plus long-temps attendre.

Les efforts combinés des tribus serbes et bulgares seront pour elles le seul moyen de contraindre à la paix cette portion des Chkipetars, qu’on pourrait nommer anti-slaves : c’est en face de ces ennemis que l’union des deux peuples slaves est facile. Dans tous les défilés de la péninsule, depuis l’Épire jusqu’à Vidin sur le Danube, les Bulgares et les Serbes, constamment mêlés et unis en présence des Albanais, impriment à la terre même le sceau de leur double génie agricole et pastoral. C’est surtout à Nicha que les deux nations paraissent se tendre la main et vouloir confondre même leurs idiomes. Cette antique cité grecque, où naquit le grand Constantin, domine la seule vallée qui débouche à la fois sur la Bulgarie et la Serbie, et que traverse la Morava bulgare pour se rendre à la Morava serbe. De nombreuses ruines de tranchées et de tours, laissées par les armées envahissantes devant les glacis modernes de la forteresse, attestent le prix que les ennemis des Ottomans attachèrent toujours à cette position. À peu de distance de la place, et sur le chemin qui mène au couvent de Saint-Roman dans la vallée de Stalats, est le village de Tatarine, dans le territoire duquel se voit, au penchant d’un coteau, la fameuse pyramide de crânes humains élevée par les Turcs à la chute de Tserni-George. Ces crânes, au nombre de plusieurs milliers, dont M. de Lamartine vit encore les cheveux flotter, dit-il, comme des lichens, n’appartiennent pas uniquement à des chrétiens : ce sont à la fois les dépouilles des vainqueurs et des vaincus, des musulmans albanais et des Bulgaro-Serbes. La vue de ce monument lugubre, au lieu d’exciter dans les populations des désirs de vengeance, les invite plutôt à l’union et à l’oubli ; car les musulmans slaves et chkipetars ont autant souffert des longues guerres de la péninsule que les chrétiens, et ils ont plus d’intérêt même que les chrétiens à ce que ces guerres ne se renouvellent pas. Aux enfans des héros serbes, dont les têtes ont été plantées ici, comme pour marquer la limite de leur patrie affranchie, cette pyramide doit apprendre combien la liberté coûte cher ; aux guerriers d’Albanie et de Bosnie, elle rappelle au contraire que, même appuyée sur les plus grands courages, la tyrannie ne peut durer toujours. Quant aux opprimés serbes et bulgares, ils peuvent comparer cette colonne de têtes humaines à deux autres pyramides élevées depuis quatre siècles