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REVUE DES DEUX MONDES.

— Oui, je suis un fou, et vous êtes un ange, dit-il à la fin ; si je vous ai offensée, c’est par excès d’amour. Ne me pardonnerez-vous pas ?

Henriette lui tendit la main avec un tendre sourire. Au moment où il la portait passionnément à ses lèvres, la porte du salon s’ouvrit, et le personnage le plus inattendu et surtout le moins désiré, André Dornier, parut sur le seuil. À sa vue, les deux amans tressaillirent et restèrent ensuite comme pétrifiés, l’un ému de colère, l’autre rougissant de confusion ; Dornier, de son côté, demeura quelque temps immobile, les traits contractés, la bouche sardonique, et promenant lentement de son rival à la jeune fille qu’il devait épouser un regard d’où semblait jaillir le venin d’un implacable ressentiment.

— Mademoiselle Henriette daignera-t-elle me pardonner mon indiscrétion involontaire ? dit-il enfin d’une voix altérée par une fureur contenue ; si j’avais pu prévoir que ma présence troublerait un si doux tête-à-tête, je ne serais pas entré, ou du moins j’aurais frappé auparavant.

L’impertinence de cette apologie indigna le vicomte, dont la colère n’attendait qu’un prétexte pour éclater.

— Mademoiselle ne vous demande pas d’excuse, et moi je vous défends les insultes, dit-il impérieusement.

— Vous me permettrez de diviser votre phrase, repartit le journaliste, qui déjà était parvenu à recouvrer le sang-froid le plus irritant. Je répondrai ailleurs à ce que vous avez bien voulu me dire en votre nom personnel ; quant au reste, je désirerais savoir si c’est avec l’autorisation de mademoiselle que vous vous faites son interprète ?

Par un geste plein de noblesse, Henriette imposa silence au vicomte.

— Monsieur Dornier, dit-elle d’un ton de fermeté qui contrastait avec l’émotion qu’elle venait d’éprouver, quoique je ne vous reconnaisse en aucune manière le droit de m’interroger, je vais vous répondre sans détour. Si ma franchise vous blesse, n’oubliez pas que c’est vous qui l’avez provoquée. Je n’avais que seize ans lorsque vous avez été reçu pour la première fois chez mon père ; mais, malgré ma jeunesse, dès cette époque je vous ai observé et deviné. Votre fausse modestie, vos flatteries intéressées, vos manœuvres tortueuses, vos espérances secrètes, rien ne m’a échappé. C’est assez vous dire mes sentimens à votre égard. Vous faut-il plus ? Trouvez-vous que je ne m’explique pas assez clairement ? Écoutez-moi : je n’épouserai jamais qu’un homme que j’aimerai, et je ne vous aime pas.