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UN HOMME SÉRIEUX.

préférer sa nièce ? La position n’est pas tenable, et il n’y a qu’un coup de tête qui puisse m’en tirer.

Au moment où le vicomte allait s’éloigner, un fiacre s’arrêta devant la porte ; Mlle Chevassu en descendit, et, après avoir échangé quelques paroles avec son père qui était resté dans la voiture, elle entra dans la maison. De peur d’être aperçu par le député sur qui venait de se refermer la portière du fiacre, Moréal s’était caché derrière une des colonnes du vestibule ; mais, lorsque Henriette passa près de lui, il trouva la prudence moins nécessaire. À la vue de son amant, la jeune fille s’arrêta frémissante d’émotion ; puis, rougissant sans doute de ce mouvement involontaire, elle s’élança vers l’escalier et le gravit avec la légèreté d’une biche effrayée. Soit qu’il respectât cette pudeur, soit qu’il éprouvât lui-même la timidité qui accompagne toujours les passions véritables, le vicomte n’essaya pas de poursuivre la fugitive. Il resta quelque temps à la même place et sortit enfin de la maison à pas lents ; mais, après avoir fait une centaine de pas du côté du boulevard, il s’arrêta brusquement.

— Ceci n’est pas de la réserve, c’est de la sottise, se dit-il de l’air d’un homme qui s’encourage à quelque action hasardeuse ; Mme de Pontailly ne rentrera qu’à quatre heures, M. Chevassu ne vient pas de s’en aller pour revenir de si tôt. Dornier et Prosper sont en prison, M. de Pontailly est occupé de son côté ; elle est donc seule, et pour la première fois je pourrai la voir sans témoins, lui parler sans contrainte. En disant que j’ai oublié quelque chose, les domestiques me laisseront entrer très certainement ; hésiter plus long-temps serait d’un amant bien froid, et j’aime si vivement !

Convaincu par ce dernier raisonnement, le vicomte revint sur ses pas ; par un instinct familier à tous les amoureux, lorsqu’il fut de nouveau près de la maison de la marquise, il leva les yeux vers l’appartement qu’elle occupait au second étage. Une des fenêtres était ouverte, et il put entrevoir, encore coiffée d’un joli chapeau vert, une tête charmante qui disparut aussitôt. Enhardi par cette agréable vision, il se précipita sous la porte cochère ; un instant après, il rentra dans le salon, où, comme il l’espérait, Henriette était restée.

— Quelle imprudence ! dit la jeune fille, émue à la fois de crainte et de plaisir ; que dirait ma tante si elle vous trouvait ici ?

— Elle ne rentrera qu’à quatre heures, répondit Moréal, jusque-là nous ne risquons pas d’être surpris, et j’ai tant de choses à vous dire !

— C’est moi d’abord qui ai la parole, reprit Henriette avec la viva-