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UN HOMME SÉRIEUX.

ment une répugnance invincible, je ne refuse pas d’en parler à mon frère. Peut-être, à ma prière, reviendra-t-il sur sa résolution.

— N’en doutez pas, ma bonne tante, s’écria Henriette avec feu ; mon père a tant de considération pour vous ! Dites-lui un seul mot, et je suis sauvée.

— Vous savez à quelle condition je dirai ce mot ?

La jeune fille prit les mains de la marquise, et levant sur elle ses beaux yeux supplians :

— Ma bien chère tante, dit-elle doucement, cela serait si généreux de me protéger sans condition !

— Cela ne serait pas généreux, mais impardonnable, répondit la marquise d’un air rigide ; ce serait l’oubli de mes devoirs. — Mais vous aimez donc M. de Moréal ? reprit-elle avec un accent où perçait l’aigreur d’une secrète rivalité.

Pour la seconde fois, pendant cet entretien, Henriette enfreignit une des premières règles de l’éducation des jeunes filles.

— Oui, je l’aime, répondit-elle d’un ton ferme ; je sais bien que je ne peux pas l’épouser sans le consentement de mon père, et, cela fût-il possible, je ne le ferais pas, mais je sais aussi que je n’aimerai jamais que lui, et que je mourrai plutôt que d’être la femme d’un autre.

— Propos d’enfant, dit Mme de Pontailly en affectant une indulgente ironie ; il ne s’agit pas de mourir, mais de rompre un mariage qui vous déplaît ; pour cela, il faut être raisonnable, et surtout ne pas vous écarter du respect que vous devez à votre père. Comme il m’est impossible de faire refuser ma porte à un ami de M. de Pontailly, c’est à vous d’éviter les occasions de le rencontrer. À votre âge, l’éducation est loin d’être terminée, et, sous le prétexte d’une leçon à prendre, il vous est toujours facile de sortir du salon sans que cela paraisse affecté. C’est une mesure de convenance que vous observerez, je n’en doute pas, chaque fois que M. de Moréal viendra ici le matin.

— Je ne pourrai donc pas même le voir ! s’écria la jeune fille d’une voix altérée.

— Non, à moins que votre père n’y consente ; jusque-là je dois me conformer à ses intentions.

Henriette resta un moment silencieuse, le cœur gonflé et les yeux humides.

— Si je vous obéis, dit-elle enfin, vous me promettez de faire rompre ce mariage ?