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S’il nous est permis de revenir avec insistance sur un point qui, dans notre conviction, est le nœud de la difficulté, nous dirons que nos colonies, dans un état déplorable aujourd’hui, ne sauraient être sauvées que par un remède héroïque inspiré par la grande science du crédit. Si le gouvernement recule devant une innovation hardie, que du moins il s’efforce d’abaisser les entraves réglementaires devant l’industrie privée. Nous ne sommes qu’un écho des hommes le mieux informés, en répétant que toute réforme échouera, si elle n’a pour premier effet de soulager la pénurie qui stérilise nos établissemens coloniaux.

Si les capitaux ne manquaient plus aux planteurs, il y aurait peu à craindre l’interruption du travail. Les propriétaires n’étant pas forcés de vendre leurs terres par petits lots pour se créer des ressources, et, d’un autre côté, des mesures de police étant prises pour empêcher un envahissement trop facile des terres vagues du domaine[1], les noirs ne pourraient plus dicter des lois à leurs anciens maîtres en se retranchant dans les villages libres. Tout porte à croire, au surplus, que la population noire, sous l’influence vivifiante de la liberté, prendra un accroissement assez rapide pour que le manque des bras ne cause plus d’inquiétude. Il est d’expérience que, dans les Antilles, les femmes de la classe libre sont beaucoup plus fécondes que celles qui vivent dans l’esclavage. Parmi les premières, on comptait, en 1788, trois enfans au-dessous de douze ans pour une femme négresse ou mulâtre ; parmi les esclaves, le nombre des femmes était à celui des enfans comme 3 à 2, c’est-à-dire, en décuplant les chiffres pour rendre la proportion plus sensible, que 10 femmes libres avaient 30 enfans, et que 30 femmes esclaves n’en avaient que 20. Même dans les pays septentrionaux de l’Europe, le passage de la servitude à la liberté a toujours été marqué par une fécondité exceptionnelle. En conséquence, tandis que la multiplication des naissances introduira parmi les travailleurs une concurrence favorable aux maîtres, la supériorité du travail à la tâche et à prix débattu sur le travail servile, l’emploi de la charrue et des bonnes méthodes de culture, diminueront le nombre des bras nécessaires. C’est l’avis de tous les observateurs, et l’un des moins favorables aux noirs, M. Layrle, a dit dans son rapport sur la Barbade : « J’ai vu souvent, dans les pays émancipés, des habitations manœuvrées jadis par cent esclaves l’être aujourd’hui par quarante affranchis. »

  1. Il y a dans chacune de nos colonies des terres non appropriées, dont la surface est égale à la Martinique et à la Guadeloupe, au quart de l’étendue de ces îles ; à Bourbon, au tiers de l’île ; à la Guyane française, aux deux tiers environ de cette immense possession. Mais il s’en faut que toutes les terres appropriées soient mises en culture. À la Martinique et à Bourbon, les deux cinquièmes seulement des terrains appartenant à des propriétaires sont cultivés ; à la Guadeloupe, les exploitations ne forment que le quart des propriétés ; à la Guyane, le dixième. En somme, les propriétés forment à peu près le tiers de la surface totale de nos colonies, et les cultures n’atteignent pas même au tiers des propriétés.