Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/221

Cette page a été validée par deux contributeurs.
215
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

l’animosité que suscitèrent les juges spéciaux de l’apprentissage anglais. En multipliant les objections de cette nature, M. Rossi a manifesté ce talent incisif et lumineux qui sait élever un débat spécial jusqu’à la hauteur d’une exposition de principes : son avis contribua particulièrement à faire rejeter par le comité colonial le projet qui avait obtenu en 1839 la faveur de la chambre élective et l’adhésion du gouvernement.

« Quand on veut aborder avec succès les assemblées législatives, les propositions les plus simples sont toujours les meilleures. » Cette parole de M. le duc de Broglie semble le passeport du projet de loi qu’il a formulé. Rien de plus simple en effet que son programme. — Dans dix ans, à partir de la promulgation de la loi, l’esclavage cessera d’exister dans les colonies françaises. Pendant cette période, l’autorité procédera par voie d’ordonnance à l’amélioration du sort des noirs : l’individu non libre obtiendra la faculté d’acquérir des biens meubles, de faire acte de propriété dans de certaines limites, et de racheter les années de travail gratuit auxquelles il sera astreint. — Tout individu affranchi, soit par une transaction particulière, soit à l’expiration des dix années d’esclavage, sera tenu à une résidence de cinq années consécutives dans la colonie où il aura été affranchi, et pendant ces cinq années il devra s’engager au service d’un des habitans de la colonie : l’engagement aura lieu à prix débattu, suivant un tarif réglé chaque année en maximum et en minimum. Une rente de 6 millions à 4 pour 100, formant un capital de 150 millions, est attribuée comme indemnité aux colons dépossédés ; mais cette somme, dont les intérêts seront capitalisés au profit des ayant-droit, ne leur sera délivrée qu’à l’expiration des dix années pendant lesquelles le travail forcé et gratuit doit être maintenu. — Les enfans au-dessous de quatorze ans suivront le sort de leur mère ; l’indemnité comprend la pension viagère des vieillards et des infirmes chez leurs anciens maîtres. En résumé, statu quo pendant dix années, engagement de cinq ans pour assurer la continuité du travail, indemnité modérée, voilà le projet en trois mots. La supériorité de ce programme est incontestable. Il place le débat sur une limite où les intérêts et les passions hostiles peuvent se concilier. Pour la majorité des colons, le meilleur système est celui qui retardera le plus la grande expérience dont ils craignent de faire les frais. La Martinique demandait un statu quo de quinze à vingt ans avec une indemnité de 1,200 francs par tête. Le délégué de Bourbon, M. Sully-Brunet, a même déclaré que le maintien du travail gratuit pendant vingt ans et sans indemnité serait la mesure la plus agréable à ses commettans. Le terme de dix années, suivi d’un engagement forcé de cinq ans, ne s’éloigne pas beaucoup de ces vœux : un délai plus court serait ruineux pour les colons pris au dépourvu ; un délai plus long serait désespérant pour les noirs. L’apprentissage anglais transférait le pouvoir disciplinaire à des juges spéciaux salariés par l’état. Ces agens temporaires furent ordinairement des militaires en retraite, étrangers à la justice civile et aux habitudes coloniales. L’intervention capricieuse de ces juges improvisés contribua surtout à entretenir la guerre entre les deux races. La