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peut obtenir la liberté complète moyennant estimation des services dont il est redevable. — Le maître doit pourvoir à tous les besoins de l’apprenti, comme précédemment de l’esclave. — Des juges spéciaux et salariés sont institués pour veiller à l’exécution de la présente loi. Ces magistrats ont seuls, et à l’exclusion des anciens maîtres, l’autorisation de faire punir les apprentis en état de contravention. — Une indemnité de 20 millions sterling (500 millions de francs) est allouée aux possesseurs dessaisis par la présente loi.

Dans l’esprit de cette combinaison, le temps de l’apprentissage est à la fois une période de transition dans l’intérêt de l’ordre public, et un complément de l’indemnité en faveur des propriétaires, auxquels on laissait pendant six ans le bénéfice du travail gratuit. La seule île d’Antigue dispensa les noirs de l’apprentissage et se trouva bien de cette résolution hardie, quoiqu’elle n’eût pas obtenu du gouvernement anglais les compensations qu’elle espérait. Dans les dix-huit autres colonies, il y eut des déceptions et des crises. Les noirs, à qui on avait dit dans la proclamation officielle qu’ils allaient être libres comme les blancs de la métropole, ne comprirent rien à cette étrange liberté qu’on leur offrait. Le 1er août 1834, on les avait rassemblés dans les temples pour remercier Dieu de leur libération, et le lendemain il fallait rentrer dans l’atelier pour n’en plus sortir sans le bon vouloir du maître, il fallait reprendre la livrée de la servitude et travailler bon gré mal gré sous le fouet du commandeur, sans autre rémunération que le maigre ordinaire de l’esclavage. Pour ces hommes, en qui on avait éveillé le sentiment de l’indépendance, la libéralité britannique semblait une ironie. De leur côté, les maîtres se plaignaient amèrement, doublement lésés par l’insuffisance de l’indemnité[1] et par la perturbation de l’ancienne discipline. Ils souffraient surtout dans leur orgueil par suite du recours continu des esclaves aux magistrats protecteurs. Le mécontentement réciproque devint nuisible aux travaux : il fallut sévir contre les délinquans, et il fut constaté que les châtimens correctionnels avaient été plus nombreux pendant le noviciat de la liberté que sous le joug de l’esclavage. Les doléances des noirs retentirent jusque dans la métropole : l’opinion publique s’en émut ; on accusa les colons de neutraliser par leur malveillance les énormes sacrifices que la Grande-Bretagne s’imposait dans un but d’humanité. On touchait alors au terme de la libération définitive de la classe privilégiée des apprentis (1838). À un mot d’ordre donné par les clubs philantropiques, les processions de pétitionnaires

  1. Le bilan d’indemnité fut basé dans chaque colonie sur les prix de vente des esclaves de diverses catégories pendant les années précédentes : le compte fait, les 500 millions furent partagés entre les colons, au prorata, comme dans une faillite. Le prix des esclaves varia suivant les localités. Les trois colonies où ils furent rachetés à plus haut prix furent Honduras (53 liv.shell. par tête, en moyenne), la Guyane (51 liv. 17 shell.), et la Trinité (50 liv.shell.). Dans les îles Bermudes, le prix tomba jusqu’à 12 liv. 10 shell.) Ainsi, tandis que les esclaves de Honduras étaient payés 1,334 francs, on payait ceux des Bermudes 309 francs.