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maître que l’esclave soit riche ; il en serait autrement, si le pécule devenait, dans les mains des noirs, une arme contre les blancs. Les maîtres alors trouveraient bien le moyen d’empêcher les esclaves d’amasser. C’est ce qui arrive dans les colonies espagnoles, où le droit de se racheter jour par jour est depuis long-temps écrit dans la loi.

Ces écueils furent aperçus sans doute par les hommes prépondérans de nos assemblées législatives. Néanmoins, plusieurs d’entre eux, fascinés par l’espoir de régénérer nos colonies sans secousses dangereuses, s’attachèrent à l’idée d’une émancipation graduelle. Deux propositions furent faites en ce sens à la chambre des députés, l’une en 1833 par M. Hip. Passy, et l’autre, l’année suivante, par M. de Tracy. La première donna lieu à un rapport de M. Charles de Rémusat. C’est le propre de cet homme d’état d’aborder les questions avec une réserve habile, et l’on sait que sa parole discrète et sympathique a d’autant plus de portée qu’elle détermine la conviction sans trahir la prétention de l’imposer. M. de Rémusat se garda de conclure en faveur d’un système, et se borna à recommander les mesures préparatoires applicables à tous les modes d’affranchissement : dans l’état des esprits, c’était le plus sûr moyen d’avancer la cause des noirs. Le second plan disparut sous l’inspiration aventureuse du second rapporteur. M. de Tocqueville, écartant le mode progressif, se prononça pour un affranchissement général, avec des dispositions qui faisaient de son rapport un système tout nouveau. Consultés sur ces divers projets, les conseils coloniaux se divisèrent : la Martinique et la Guyane optèrent pour une émancipation générale, différée autant que possible ; la Guadeloupe et Bourbon donnèrent la préférence aux mesures partielles et progressives. Parmi tant d’incertitudes, que pouvait faire la commission coloniale ? Élaborer deux projets de loi, dont l’un eût pour base l’affranchissement graduel, et l’autre, l’affranchissement général.

Les nombreux projets qui tendent à effectuer progressivement la libération des noirs ont donc été pesés et refondus par le comité dont M. de Broglie est l’organe. De ce travail est résultée une combinaison dont le double ressort est : — rachat forcé par l’état des enfans en bas-âge, des vieillards et des infirmes ; rachat facultatif des travailleurs adultes, au moyen de leur propre pécule. — En conséquence l’état achèterait les enfans au-dessous de sept ans, et ceux qui naîtront à l’avenir de parens non libres. À l’expiration de la sixième année, le maître recevrait le prix du rachat évalué à 500 fr. par tête d’enfant. De sept à vingt-un ans, le jeune affranchi serait reçu, à titre d’engagé, par le propriétaire auquel appartiendrait la mère. L’autorité interviendrait comme tutrice en faveur de l’enfant, et veillerait à ce qu’il reçût une éducation religieuse et morale soit à domicile, soit dans une école ; en aucun cas, il ne pourrait être séparé de sa mère. À vingt-un ans, l’affranchi entrerait en possession des droits assurés aux Français par le code civil, et dès-lors sa mère et son père, s’il était né en légitime mariage, seraient affranchis par l’état moyennant une indemnité équitable. Ainsi serait évité le contraste immoral d’un fils libre et d’une mère esclave. Les individus