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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

les populations de la vieille Europe vers les terres lointaines et inexploitées, et, sans s’inquiéter des théories contraires aux colonies, toutes les nations rivalisent d’efforts pour en acquérir.

Quelques conseils coloniaux ont soutenu que, puisqu’on s’arrogeait le droit de leur enlever les outils de leur industrie, les esclaves, il serait équitable de les exproprier tout-à-fait en rachetant du même coup les terres et les usines affectées aux exploitations. Cette idée, émise dans un moment de dépit, ramènerait le gouvernement à l’époque où Colbert fondait la compagnie des Indes occidentales en dépossédant les planteurs français établis dans les Antilles. Nous ne rappellerions pas une pareille proposition, si des spéculateurs ne s’étaient pas offerts pour la mettre à l’épreuve. Une société, formée récemment à Paris pour la colonisation de la Guyane française, a déjà publié une série d’études préparatoires[1] sous la direction de MM. Ternaux-Compans et Jules Lechevalier. Cette société ne prétend à rien moins qu’à devenir usufruitière de toute la Guyane, c’est-à-dire d’une superficie de dix-huit mille lieues carrées, en obtenant, d’une part, la mise en possession des terrains inoccupés, et, d’autre part, la faculté d’expropriation à l’égard de toutes les terres déjà possédées par des particuliers. Formée par le concours des grands capitalistes, constituée en société anonyme par actions, au capital de 50 millions, la compagnie représenterait une exploitation agricole d’un sol très riche, une entreprise commerciale immense et privilégiée, une banque coloniale ayant droit d’émettre des billets. L’abolition de l’esclavage serait le premier acte de la compagnie, et on s’appliquerait à augmenter la population laborieuse en organisant un vaste système de recrutement en Europe ou en Afrique. Pour réaliser ces merveilles, la société ne demanderait à l’état qu’un prêt de 20 millions, ou la garantie d’un minimum d’intérêt de 4 pour 100. Cette dernière clause, suivant les auteurs du projet, resterait sans application en raison des bénéfices qu’il est permis d’espérer, et, en supposant que de pareilles mesures, légitimées par le succès, fussent étendues à d’autres colonies à esclaves, la France aurait émancipé les noirs, satisfait les propriétaires et régénéré la société coloniale sans bourse délier. Cette combinaison, qui rappelle les épopées financières de Law, a été développée par M. Jules Lechevalier d’une manière très spécieuse. Cette substitution d’un propriétaire unique et collectif à la propriété morcelée et vivifiée par la concurrence, ce démenti donné aux idées qui régissent le monde commercial, laissent peu de chances à l’audacieux programme. Néanmoins, la grandeur et la nouveauté d’une telle perspective ont excité, au sein de la commission coloniale, une curiosité sympathique. On a émis le vœu qu’une exploration de la Guyane française fût entreprise sous les auspices du gouvernement, et on annonçait,

  1. Notice historique sur la Guyane française, par M. Ternaux-Compans. — Statistique de la Guyane, avec une belle carte. — Extraits des auteurs et voyageurs, etc. Quatre volumes jusqu’à ce jour.