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Il serait plutôt à craindre que les nègres, fascinés par notre civilisation, ne prissent pour le progrès un ridicule plagiat des mœurs européennes. On espérait en faire des ouvriers libres : ils voudraient tous être des propriétaires indépendans. Dans quelques îles où l’émancipation a présenté des phénomènes exceptionnels, l’exagération des salaires a malheureusement favorisé le goût des nègres pour l’ostentation et la sensualité. Dans les demandes faites à la métropole, l’augmentation, qui est considérable depuis quelques années, ne porte que sur des objets d’agrément et de fantaisie. Il faut aux affranchis des draps fins, des gants, de la parfumerie, des ombrelles, de la bijouterie, de la soie, des dentelles, des vins, des liqueurs, des comestibles recherchés. Quant aux logemens, aux mobiliers, ce fut un changement à vue comme ceux qui font contraste dans les théâtres. Au lieu de la hutte en bambou, avec une litière dans un coin, vous trouvez communément aujourd’hui, dit M. Schoelcher, « des tables, des chaises, des lits, des canapés, des buffets ornés de vaisselle et de verrerie, enfin des glaces et jusqu’à des toilettes de femme avec des enveloppes de mousseline. » Plus de bonne fête sans vin de Champagne, et après le banquet le jeu. Il est rare, lisons-nous dans une enquête, qu’en passant le dimanche devant les maisons qui sont toujours ouvertes, on n’entende pas le cliquetis des dollars et les exclamations des joueurs. La passion dominante chez les nègres est celle de la parure. « Sur cent femmes, dit un magistrat de Sainte-Lucie, on en voit quatre-vingt-dix-neuf qui ont des boucles d’oreilles d’une valeur de 50 à 75 fr. Les noirs dépensent tout ce qu’ils ont pour se procurer des vêtemens et des bijoux. » Partout la mode capricieuse a chassé l’ancien uniforme de l’esclavage. M. Schœlcher s’extasie sur la bonne tournure de ses protégés, qu’il nous montre « en redingote ou en habit très bien faits, avec gilet de satin, chemise à jabot, bottes, et l’indispensable parapluie. » Les esclaves des îles françaises, dès qu’ils ont amassé quelque argent, ne le cèdent pas à leurs voisins en coquetterie puérile. M. Granier de Cassagnac triomphe dans la description d’un bal d’esclaves à la Martinique. En déplorant que l’entraînant conteur ait gaspillé tant d’esprit pour faire une malice à de pauvres nègres, on devient malgré soi son complice, et on regrette qu’il soit arrivé trop tard pour décrire cet autre bal travesti de la Guadeloupe, dans lequel figuraient des nègres en François Ier et en Louis XIV, et des négresses en Mlle de Lavallière et en Mme de Pompadour.

Ne pouvant nier les rapides progrès des affranchis anglais, les malveillans affirment que la population noire des West-Indies était mieux préparée que nos esclaves à l’exercice de la liberté. Cette assertion est démentie par les faits comme par les témoignages écrits. Pendant les dix années qui précédèrent l’acte de 1833, une animosité violente mit souvent les deux races aux prises. La Jamaïque et la Guyane furent plus d’une fois inondées de sang. L’abus du fouet, non-seulement comme correction, mais comme stimulant au travail, avait fait prendre en horreur le travail des champs ; le libertinage était universel. Si ce tableau, qui ressort des enquêtes de 1832, est