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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

en frappant un tambourin ou en égratignant des cordes sonores. Sans une parole échangée, il y a aussitôt sympathie entre ces deux hommes. L’esclave jette bas son fardeau, se laisse aller à la mesure, se met en mouvement et s’échauffe peu à peu jusqu’à la danse convulsive. Arrivent tour à tour huit ou dix nègres qui font comme le premier, et le délirant bamboula s’en va crescendo jusqu’au moment où paraît le terrible commandeur, qui s’élance en faisant siffler son fouet et en taillant à tort et à travers. Plus de danse, plus d’ivresse. Chacun reprend son bagage et s’enfuit au plus vite en poussant des cris lamentables. De pareilles scènes, fréquentes dans les colonies, ne donnent-elles pas une triste idée de cette enfance perpétuelle où l’esclavage retient des créatures humaines ?

Les administrateurs de la Guadeloupe, appelés à donner leur avis sur les conséquences probables de l’émancipation, ont distingué dans la population noire de nos colonies trois groupes principaux : en premier lieu, les hommes rangés et sédentaires qui ont le besoin des affections de famille et le sentiment des devoirs sociaux ; la seconde classe, la plus nombreuse des trois, comprend les individus actifs, intelligens, mais dépravés, qui courent toutes les nuits d’habitation en habitation, s’épuisent par la débauche, et ne s’imposent un travail supplémentaire que pour acquérir de nouveaux moyens de libertinage. La troisième classe est celle des êtres insoucians et abrutis, sans passions comme sans désirs, qui iraient nus, si on ne les forçait pas à se vêtir, qui se laisseraient périr d’inanition, si on ne les forçait pas à vivre. Cette classification ne semble pas rassurante ; mais, à bien considérer, ne serait-elle pas applicable à la plupart des sociétés ? Les honnêtes gens, la foule qui secoue la chaîne du devoir, les êtres abrutis, n’est-ce pas là le triple élément de toute agglomération d’hommes ? Sans s’abuser sur les défauts des nègres esclaves, quelques observateurs s’étonnent de ne pas les trouver plus pervertis. Un des principaux propriétaires de la Trinité, M. Burnley, consulté par la commission coloniale, s’exprimait ainsi : « La race africaine est douce et maniable, et, dans l’état d’esclavage, elle a peut-être moins de défauts que n’en pourrait avoir toute autre race. » Beaucoup de personnages graves, dont les réponses sont consignées dans les documens officiels, rendent bon témoignage de l’éducabilité des noirs et de leur aptitude à l’état social. Depuis l’expérience anglaise, il n’est plus permis de dire que les nègres, livrés à eux-mêmes, retourneraient à leurs habitudes sauvages. Tel est leur désir d’acquérir ce qu’ils appelaient jadis, dans leur langage pittoresque, la science de la plume et de l’encre, qu’on commence à s’effrayer d’un engouement pour l’étude nuisible au travail des champs. On a vu, à la Jamaïque, des vieillards s’asseoir à côté des enfans sur les bancs des écoles. Dès l’année 1838, les dix-sept colonies britanniques des Indes occidentales, dont la population est de 902,000 ames, comptaient 1440 écoles, et le tiers des maîtres étaient des gens de couleur. Déjà 1 individu sur 9 recevait l’instruction primaire. En France, la proportion n’est présentement que de 1 sur 12.