Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/198

Cette page a été validée par deux contributeurs.
192
REVUE DES DEUX MONDES.

planteurs français, n’est-elle pas en contradiction avec le principe de l’esclavage qu’ils défendent obstinément ? Le travail forcé est-il possible sans une pénalité prompte et vigoureuse ? Si la production de Cuba excède celle des Antilles anglaises et de Maurice réunies, si Porto-Rico avec 41,000 esclaves produit presque autant de sucre que la Martinique avec 78,000, si les colonies espagnoles obtiennent pour 11 francs ce qui en coûte 22 dans les colonies françaises, n’est-ce pas surtout que dans les premières l’esclavage a été maintenu avec toutes ses iniquités ?

Les détracteurs de la race noire attribuent souvent à la perversité de ses penchans naturels la démoralisation presque générale de nos esclaves. C’est de l’injustice, c’est de la cruauté. On affecte d’oublier qu’on n’avait à peu près rien fait, jusqu’à ces derniers jours, pour l’éducation morale et religieuse des nègres. Il s’est trouvé, au contraire, des esprits étroits et sordides qui ont considéré l’avilissement des noirs comme un gage de sécurité pour les blancs. Quelle moralité demander à des malheureux ravalés systématiquement au niveau de la brute, et dont la vertu suprême est la crainte servile et l’obéissance irréfléchie ? On dit que les noirs ont de la répugnance pour le mariage, que les liens de la famille leur paraissent insupportables. Oublie-t-on que l’ancienne constitution de l’esclavage les condamnait à une promiscuité immonde, et que la fatalité de l’habitude pèse encore sur eux ? Dans les pays recrutés par la traite, le nombre des mâles, pour nous servir de l’expression jadis usitée par les planteurs, est toujours supérieur à celui des femelles. L’équilibre s’est rétabli peu à peu dans nos colonies à mesure que la population esclave s’est renouvelée naturellement par les naissances : il y a même aujourd’hui un excédant en faveur du sexe féminin à la Martinique et à la Guadeloupe ; mais à la Guyane, colonie moins surveillée, les hommes sont encore en majorité. À Bourbon, où l’introduction frauduleuse des Africains est facile, il y a seulement 25,000 femmes pour plus de 42,000 hommes. Dans les colonies espagnoles, la disproportion est plus scandaleuse encore ; les femmes forment à peine le tiers de la population servile, et le voyageur que nous avons cité plusieurs fois, M. Gurney, a ouï dire que, sur plusieurs habitations, il n’y a pas une seule femme. Que résulte-t-il d’un pareil état de choses ? C’est qu’une femme, toujours victime de la violence, appartient forcément à plusieurs hommes. Dès que l’heure du travail est passée, chacun franchit l’enclos de l’habitation et court où le caprice l’appelle. On a remarqué que les nègres choisissent presque toujours au loin les objets de leur amour, comme pour écarter les occasions de jalousie. Presque personne ne songe à légitimer de pareilles relations. Les tristes fruits de ce vagabondage nocturne sont méconnus par le père ; les mères elles-mêmes ne s’attachent que faiblement à des enfans qui peuvent être enlevés et vendus à douze ans, « à cet âge, dit M. de Broglie, où commencent les dangers de l’exemple et la séduction du vice. » La démoralisation reprochée aux noirs n’est donc qu’une des fatalités de leur condition, et ce qui le prouve, c’est que le