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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

l’étranger ; sa familiarité est bestiale comme son dévouement. On voit les négrillons courir comme de jeunes chats dans les appartemens. Fait-on de la musique au salon, les portes et les fenêtres se garnissent aussitôt de têtes noires qui montrent leurs dents blanches et leurs yeux arrondis. Pour caractériser cette société coloniale, ne suffit-il pas de dire qu’un petit nombre de familles libres, sans prendre aucune mesure de précaution, vivent en pleine sécurité au milieu d’une population esclave constamment armée[1] ? « Ce tableau est vrai, dit dans son dernier livre M. Schoelcher, le détracteur le plus passionné de l’esclavage ; je n’hésite pas à le peindre, bien qu’il contrarie ce que j’écrivais, il y a un an : j’avais été trop loin. »

Les colons peuvent donc répéter, avec une apparence de raison, que la condition matérielle des noirs est supérieure à celle de la plupart des ouvriers européens. Et pourtant trouverait-on beaucoup de prolétaires, même parmi les plus pauvres, qui consentissent à échanger leurs souffrances, contre la satiété indolente de l’esclave ? Pas un seul peut-être. C’est que l’esclave, aux yeux de la loi, n’est pas un homme, mais une chose, chose meuble dans les villes, immeuble dans les exploitations rurales ; c’est que, cantonné dans l’enclos d’une habitation, il a besoin, pour en sortir, de la tolérance du maître ; c’est qu’il ne s’appartient jamais à lui-même, et ne sait pas à qui il appartiendra demain[2]. Appelé au travail par le fouet, il est exposé, pour une faute de discipline, à recevoir jusqu’à vingt-neuf coups de fouet, et, ce qui est pis encore, à voir dépouiller et fouetter sous ses yeux ceux qu’il aime, sa femme, sa fille. Il y a sur chaque habitation des colonies, dit M. Schoelcher, quatre hommes[3] qui ont le droit d’y mettre nues toutes les femmes, et de les exposer aux regards de tout l’atelier. Nous aimons à répéter que les colons français n’abusent plus de leur omnipotence. Sans admettre, avec M. Granier de Cassagnac, que les deux tiers des esclaves n’ont jamais été taillés (c’est le mot consacré), nous reconnaîtrons que les châtimens corporels sont plus rares et moins sévères. Certains propriétaires ont décidé que les femmes seraient fustigées par-dessus leurs vêtemens. Il en est d’autres qui ont remplacé le fouet par la détention de nuit, genre de correction très désagréable aux esclaves. Mais cette humanité, qui honore les

  1. Les nègres ne quittent presque jamais le coutelas, qui est employé pour les cultures.
  2. M. Granier de Cassagnac justifie ainsi les ventes d’esclaves : « La vente d’un esclave se réduit à ceci : on a un marché avec un ouvrier ; cet ouvrier doit travailler pour vous sa vie durant, et vous devez l’entretenir, en santé comme en maladie, sa vie durant. Eh bien ! vous cédez les conditions de ce marché à quelqu’un du consentement de l’ouvrier. Voilà toute la chose ; qu’y a-t-il d’immoral ? » M. Granier de Cassagnac épargne souvent à la critique la peine de la réfutation ; il suffit de le citer.
  3. Le maître, l’économe, le régisseur, le commandeur, et ce dernier n’est qu’un esclave, qui peut avoir les petites passions, les basses rancunes d’un esclave.