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DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE.

liser les esclaves, qui entreprend dans tous les pays du monde une propagande abolitioniste, qui lance une protestation appuyée par plus d’un million de signatures lorsque le gouvernement français veut rétablir la traite, qui, en 1838, provoque une pétition de 600,000 femmes à l’avénement de la jeune reine d’Angleterre, qui, en 1841, renverse le cabinet whig pour avoir voulu réduire la surtaxe du sucre étranger au détriment du sucre colonial, mesure qui aurait pu compromettre le succès de l’émancipation.

Lorsqu’en 1807 le parlement abolit la traite, les négriers annoncèrent la ruine de Liverpool. Dix ans après, cette place sollicitait l’autorisation d’agrandir son port, et aujourd’hui son commerce est décuplé. Il en a été de même des sinistres prophéties qui présentaient l’affranchissement des noirs comme un signal de dévastation et de massacres. Il y eut sans doute des froissemens d’amour-propre, des mécomptes de spéculateurs, une sourde inquiétude, quelques jours de crise à la Jamaïque et à la Guyane, incidens que nous apprécierons en étudiant l’émancipation anglaise dans ses résultats et dans ses conséquences. Mais, en résumé, « on peut avancer que cet évènement, au premier aspect si formidable, que cet appel de près de 800,000 esclaves à la liberté, le même jour, à la même heure, n’a pas causé en huit ans, dans toutes les colonies anglaises, la dixième partie des troubles que cause d’ordinaire, chez les nations les plus civilisées de l’Europe, la moindre question politique qui agit tant soit peu sur les esprits[1]. »

Spectatrices intéressées de ces grands évènemens, nos colonies françaises en ont été profondément émues. L’abolition de la traite, les mesures prises depuis 1831 pour empêcher l’introduction des esclaves traités, ont faussé l’ancien système colonial ; la nécessité de ménager les instrumens humains qu’on ne peut plus remplacer a restreint le bénéfice immoral du travail forcé. La probabilité d’une émancipation prochaine a déprécié les biens-fonds et suspendu le crédit. Pour les blancs, l’avenir est plein d’incertitudes et de périls. Les noirs ont entendu tomber les chaînes de leurs frères, et ils attendent. Leur attitude calme, leur force d’inertie, causent plus d’alarmes aux colons qu’une effervescence déclarée ; on renonce aux anciens moyens de correction, la discipline des ateliers se relâche. « En somme, dit M. Lavollée, ceux qu’on appelle des esclaves se sont arrangés pour faire ce qu’ils veulent, et leurs prétendus maîtres tremblent pour la plupart devant eux. » Ceux qui condamnent l’émancipation, d’accord avec ceux qui la désirent, reconnaissent qu’un remaniement de notre société coloniale est inévitable.

Depuis long-temps le gouvernement est attentif à ces symptômes. D’une part, des intérêts considérables, et d’autre part des principes sacrés, donnent au débat qui se prépare une ampleur solennelle. L’hésitation est excusable ; la sage lenteur est un devoir. Que ceux qui ont chaque matin un avis à fournir sur la question à l’ordre du jour apprennent comment une résolution im-

  1. Rapport de la commission coloniale, page 8.