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tombe sur les compagnies d’assurances maritimes qui ont garanti le chargement sur police d’honneur. Un honorable voyageur anglais, M. Gurney, qui visita récemment les Antilles[1], vit dans le port de la Havane trois grands bâtimens négriers dont l’un, la Duchesse de Bragance, avait chargé 1,100 esclaves sur la côte d’Afrique, et en avait perdu 240 pendant la traversée. Voilà ce qu’est en réalité la traite des nègres : elle ne saurait être autre chose.

Les conventions diplomatiques, les croisières, le droit de visite, une pénalité sévère qui assimile la traite à la piraterie, et par-dessus tout une réprobation presque générale, ont été sans efficacité jusqu’à ce jour. L’odieux commerce de la chair et du sang humain a été déplacé, mais non pas amoindri. Ne faut-il pas qu’un nombre considérable de négriers sillonnent encore les mers pour qu’en moins de quinze mois (du 1er janvier 1839 au 9 mars 1840) les Anglais aient pu saisir et vendre 82 navires, chargés de 5,458 nègres ? La dépréciation des noirs sur les marchés africains, depuis que la traite y rencontre tant d’obstacles, vient d’ailleurs en dédommagement des risques de l’entreprise. On assure que, dans les lieux sévèrement observés, l’encombrement des captifs cause un tel embarras aux marchands africains, qu’ils les offrent aux plus vils prix pour s’en défaire. En 1842, le taux moyen des hommes, dans les environs de Sierra-Léone, était tombé à 12,000 kauris[2] ou 72 francs ; beaucoup d’esclaves ont été vendus moitié moins. Les négriers sont donc enflammés plus que jamais par l’espoir des plus grands bénéfices. Il suffit, suivant M. Gurney, qu’un tiers des esclaves traités en Afrique arrivent vivans à Cuba pour que l’expédition donne un produit de 100 à 200 pour 100 aux capitalistes et une prime de 12 dollars par tête d’esclave aux magistrats espagnols, qui ferment les yeux en ouvrant la main.

Il est constaté que les populations vouées à l’esclavage tendent plutôt à diminuer qu’à s’accroître. L’augmentation du nombre des noirs dans les colonies d’origine espagnole et portugaise ne peut donc être que le résultat des importations annuelles. Or, le Brésil, qui possédait seulement 600,000 esclaves en 1818, en compte aujourd’hui 2,500,000 ; Cuba et Porto-Rico, qui avaient, en 1808, moins de 200,000 esclaves, en ont 700,000 aujourd’hui. Qu’on prenne ces chiffres pour base d’une évaluation, qu’on fasse la part des autres pays où l’introduction des noirs est tolérée, et l’on trouvera que la traite enlève encore annuellement plus de 150,000 ames à l’Afrique. Les abolitionistes exagérés portent même ce nombre à 500,000, en faisant compte des victimes qui périssent dans les captures, les marches forcées, les détentions à la côte, les traversées et l’acclimatement[3]. Les mesures qu’on a prises pour abolir la traite n’ont eu d’autre effet que de la rendre plus

  1. Un Hiver aux Antilles, en 1839-1840, par J.-J. Gurney.
  2. Les kauris sont de petits coquillages qui servent de monnaie dans l’intérieur de l’Afrique, et dont la valeur est conventionnelle ; 100 kauris représentent 60 centimes.
  3. Voyez Buxton, de l’Esclavage, traduit par Pacaud.