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REVUE DES DEUX MONDES.

Le régime actuel de la population noire, ses dispositions morales, les circonstances qui nécessitent son affranchissement, les difficultés qu’on doit craindre de la part des colons, les systèmes d’émancipation proposés ou déjà mis à l’épreuve, les écueils de l’application, les chances favorables ; que de points à éclaircir, que d’éventualités à prévoir !

Dans un champ sans limites où l’encombrement des matériaux est une difficulté de plus, il était nécessaire qu’une main exercée et vigoureuse traçât le cadre de la discussion. Le monde politique aura cette obligation à M. le duc de Broglie. Dans l’enquête préparatoire dont les procès-verbaux ont été publiés, on a pu remarquer son habileté à concentrer les lumières sur le point débattu, à grouper les avis, à provoquer les solutions nettes et décisives. Le Rapport sur les questions relatives à l’esclavage et à la constitution politique des colonies est le résumé de cette enquête ; mais M. de Broglie en a fait une œuvre qui lui appartient en propre par le plan et par la rédaction. L’émancipation des noirs y est considérée dans ses relations avec l’ordre public, avec l’intérêt réel de la population esclave, avec l’intérêt des colons, avec le maintien du système colonial. Ce cadre, vaste et bien ordonné, admet l’analyse des documens et la discussion des principes, l’énoncé positif et l’adroite digression qui en corrige l’aridité. S’il était convenable d’apprécier une œuvre de conviction politique et religieuse dans les mêmes termes qu’une composition de fantaisie, nous dirions que le style du Rapport est ferme, abondant et d’une lucidité parfaite. Il ne trahit jamais ces artifices qu’on tolère dans un livre, mais qui choquent dans un document officiel. Quand l’écrivain s’anime, c’est que sa pensée s’élève et que l’émotion déborde : c’est l’éloquence de l’homme d’état et non pas celle du littérateur. On remarquera, dans la série d’études qui va suivre, que nous avons souvent appelé en témoignage cette raison supérieure qui domine les faits d’assez haut pour les observer avec une parfaite impartialité.


I. — APERÇU HISTORIQUE.

On attribue communément au célèbre Barthélemy de Las-Casas l’idée d’introduire dans les Antilles des travailleurs africains pour soustraire les indigènes à la tyrannie dévorante des Espagnols. Les recherches de l’abbé Grégoire et de M. de Humboldt ont rétabli la vérité des faits. La vente des nègres voués à l’esclavage était tolérée depuis long-temps dans l’Europe méridionale. Elle se généralisa, vers le milieu du XVe siècle, à la suite de l’exploration des côtes africaines entreprise par ordre du fameux prince Henri de Portugal. L’importation des noirs devint bientôt une industrie assez lucrative pour que les Espagnols et les Portugais s’en disputassent le monopole. De part et d’autre, on institua des compagnies consacrées à ce nouveau genre de spéculation. Vingt ans avant la découverte du Nouveau-Monde, les noirs,