Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
REVUE DES DEUX MONDES.

que, si on rassemblait tout ce numéraire en circulation, aucun temps peut-être n’aurait à se vanter d’être aussi riche que nous. Je pencherais volontiers au fond pour cet avis, mais je crains fort que le relevé ne se fasse pas et que l’héritage ne reste un jour en voie de liquidation. Le fait est que l’ensemble, la composition, a manqué à d’admirables élémens ; le chef de l’orchestre a surtout fait défaut, et, par le tort des circonstances, n’a jamais pu se rencontrer. Nous sommes nés dans des entre-cieux sans cesse coupés, non pas sous un seul astre continu, et force nous a été de croître à travers toutes sortes de régimes vacillans et recommençans. Rendons, rendons enfin admiration et justice à ces hommes qui ont imposé leur nom à leur siècle, Périclès, Auguste, Léon X et Louis XIV ; oui, ils ont été pour beaucoup dans la grandeur et la majesté de l’âge qu’on les a trop accusés d’accaparer ; leur absence totale et prolongée est bien capable aujourd’hui de faire apprécier leur rôle : ils ont empêché les génies et les talens de s’égarer, de se dissiper, les médiocres de passer sur le corps des plus grands ; ils ont maintenu les proportions, les rangs, les vocations, la balance des arts. Boileau ne put être tout Boileau que du jour où Louis XIV dit tout haut en plein Versailles : « M. Des Préaux s’y connaît en vers mieux que moi. » Aujourd’hui que ce genre de déférence et de patronage va peu à nos idées, que dans les conditions actuelles il courrait risque d’être peu accepté des hommes de talent, que tout poète dirait volontiers tout d’abord au maître, s’il y en avait un : « Je m’y connais en matière d’état mieux que toi ; » et que, de leur côté, des gouvernans illustres, et en général capables sur tout sujet, vaquent à beaucoup de choses qu’ils croient plus essentielles que le soin des phrases, lesquelles ils manient eux-mêmes à merveille, qu’arrive-t-il et que voit-on ? L’anarchie entre les hommes de talent est complète ; chacun se fait centre, chacun se nomme roi, Mævius comme Virgile, Vadius comme Molière (si Molière et Virgile il y a) ; mais le Vadius et le Mævius, c’est-à-dire un peu de sottise, se glissent même sous la pourpre et la soie des plus grands et de ceux qui se croient le plus gentilshommes.

Une des plaies les plus inhérentes à la littérature actuelle, c’est assurément la fatuité ; Byron, qui en recélait une bonne dose dans son génie, l’a inoculée ici chez beaucoup, et d’autres en avaient déjà cultivé le germe. Depuis lors, la plupart des gens de talent en vers et en prose sont fats plus ou moins, c’est-à-dire affichent ce qu’ils n’ont pas, affectent ce qu’ils ne sont pas, même les critiques, ce qui devrait sembler assurément de moindre nécessité. Prenez des noms, je ne