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POETÆ MINORES.

public continuera à passer outre, par un sentiment dont il ne se rend point compte peut-être, mais qui est parfaitement fondé. Le premier droit en effet de ceux qui lisent, c’est de fuir l’ennui ; leur premier soin, c’est d’éviter le double emploi : or qui s’arrêterait à contempler ces innombrables copies, quand l’original est là qui en dispense ? Beaucoup de talent peut être dépensé dans ces pastiches, dans cette reproduction quelquefois habile de l’œuvre ou du procédé des maîtres : c’est du talent perdu. Aujourd’hui quelque chose d’analogue à ce qui a lieu au dedans de chaque esprit d’élite semble aussi s’accomplir en dehors : cette diffusion, en effet, que nous notions tout à l’heure au sein des principaux génies contemporains, a en quelque sorte passé au sein de la foule. La faculté poétique, à mesure qu’elle se distendait dans les individus, s’est en même temps dispersée en un cercle plus nombreux. Peu à peu les mystères de l’initiation poétique sont devenus des lieux communs, et il y a maintenant pour les débuts en vers incomparablement plus d’auteurs que de lecteurs.

Assurément, dans les volumes de poésies qui depuis treize ans se succèdent sans qu’on le sache avec une si active régularité, il y a eu plus d’une fois, il y a encore çà et là telle page harmonieuse qu’on croirait arrachée aux Méditations, telle strophe éclatante qui serait digne des Orientales, telle rêverie charmante qui ne déparerait pas les Consolations ; mais, dans les conditions actuelles, cela suffit-il ? Une certaine mélodie de facture et de nombre, une certaine mise en œuvre du sentiment par l’image, sont dorénavant des qualités presque vulgaires. Encore une fois, la facilité de versification est devenue si commune, qu’elle n’est plus assez, à elle seule, pour constituer le talent. Évidemment il y a, à l’heure qu’il est, une certaine habileté mécanique et de métier qu’on a trouvé moyen d’introduire dans ce qu’il y a au monde de plus individuel, dans la rêverie. C’est ainsi que la verve bouffonne après Rabelais, l’humour après Sterne, la fantaisie après Hoffmann, devinrent aussi des banalités entre les mains des imitateurs. Au XVIIIe siècle, tout bon écolier de rhétorique rimait sa tragédie dans le goût de la Sémiramis et du Manlius : aujourd’hui il n’est pas de lauréat de collége qui ne possède en portefeuille, entre un roman social et une épopée intime, des Brises du Soir ou des Échos du Cœur destinés à un plus grand succès que celui des Feuilles d’Automne ; il n’est pas de bachelier d’hier qui, à la lueur du punch et dans la fumée des cigares, n’ait évoqué trois ou quatre héros fringans et fantasques, auprès desquels