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qui les amuse par cela seul qu’elle chagrine les Anglais, à un projet qu’ils ne prennent pas au sérieux, mais dont ils estiment utile et prudent de se faire une arme ? Il faudrait, pour répondre à cette question, une étude approfondie de la situation morale de l’Irlande. Nous dirons seulement que cette agitation prolongée, qui ne paraît troubler que la surface du pays, donne à penser ; si l’agitation pénétrait jusqu’au fond des ames, et que cependant O’Connell pût à son gré, en même temps, soulever et contenir la tempête, nous serions forcés de convenir qu’il fait tous les jours un miracle.

L’Orient n’offre en ce moment aucun fait saillant, remarquable. Il n’est pas moins certain que les cabinets européens, en particulier celui des Tuileries et celui de Saint-James, auraient de graves reproches à se faire, s’ils détournaient un seul instant leurs regards de l’empire ottoman et de toutes les provinces qui le composent. La Russie persévère plus que jamais, et toujours avec une rare habileté, dans ce travail tortueux et souterrain qui doit peu à peu préparer à la Turquie le sort de la Pologne et de tant d’autres pays que les czars ont su ajouter à leurs immenses possessions. Ce que veut la Russie aujourd’hui, c’est de bien faire sentir aux sujets de la Porte qu’ils n’ont rien à espérer, rien à craindre que de Saint-Pétersbourg, que la puissance du sultan n’a plus rien de réel, et que les cabinets européens ne sont appelés à exercer dans les affaires d’Orient qu’une influence secondaire et subordonnée à l’influence russe. Les Orientaux finiront par le comprendre et en demeurer convaincus. Comment pourrait-il en être autrement ? Depuis 1840, n’est-il pas évident que l’Autriche et la Prusse ne sont plus à l’endroit de l’Orient que les acolytes de la Russie, prêtes, si le cabinet de Saint-Pétersbourg s’obstine et menace de se fâcher, à tout signer et à tout approuver ? Depuis les affaires de la Syrie jusqu’aux derniers évènemens des provinces du Danube, les preuves abondent de cette omnipotence russe à Vienne et à Berlin. Si M. de Metternich n’a pu, avec sa vieille autorité et son habileté consommée, y mettre un frein et conserver les traditions de la maison d’Autriche, qui le pourra après lui ? Restent l’Angleterre et la France. L’Angleterre se trouva jetée, par le traité du 15 juillet, dans une voie incroyable. L’Orient, à la vue de ce traité, dut perdre le fil des complications européennes qu’il a déjà tant de peine à saisir. L’Angleterre, arrivée à faire cause commune avec la Russie, dut paraître aux sujets de la Porte un fait prodigieux, et certes ce ne fut pas la puissance anglaise, mais la puissance, l’influence, l’habileté du cabinet russe, qui durent paraître alors gigantesques, irrésistibles aux yeux des Orientaux. C’est là une opinion dont ils ne reviendront pas de long-temps. La Russie a le droit de s’applaudir de sa politique. Ce n’est pas à elle qu’on pourrait adresser des reproches ; ce n’est pas elle qui a méconnu ses vrais intérêts. La France, seule, isolée, que pouvait-elle ? Par son attitude, elle a fait ce qu’elle pouvait, lorsque les intérêts européens étaient, pour ainsi dire, jetés à la mer par ceux qui auraient dû s’unir étroitement à la France pour les préserver du naufrage.

Quoi qu’il en soit, il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire d’avoir les