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REVUE LITTÉRAIRE.

Qui n’aime ces histoires particulières des grands écrivains, où l’on se trouve introduit dans l’intimité même de l’homme, où l’on est initié de près à tous les secrets du talent ? La plupart des maîtres illustres de notre littérature classique ont maintenant la leur, et Mme de Sévigné, autant que personne, était en droit d’obtenir à son tour la sienne. Toutefois, pour l’aimable auteur, il semble qu’on fût dans des conditions à part. Faire, en effet, l’histoire de Corneille, de Molière, de La Fontaine, c’est retracer surtout l’histoire de leurs écrits ; donner la biographie, au contraire, d’une femme qui n’a laissé que des lettres, c’est peindre une vie où le commerce du monde et les affections du cœur ont tenu toute la place.

Quoi de moins compliqué, en effet, que cette existence de Mme de Sévigné, uniforme et vide si on compte les évènemens, animée et remplie si on regarde les sentimens ? Elle le dit elle-même, ce n’est pas là qu’il faut aller chercher les grands mouvemens, les péripéties dramatiques. Il y a deux portions très distinctes, selon nous, dans la carrière de Mme de Sévigné. La première, quoique la vertu n’y exclue pas la sensibilité, nous paraît ressembler à beaucoup de biographies ; la seconde, où le cœur triomphe, est vraiment grande et originale dans sa simplicité : la mère a son tour après la femme. Mariée jeune à un mari libertin et dissipateur qui se fit tuer en duel pour une galanterie, veuve à vingt-cinq ans, admirablement belle, partout goûtée pour son esprit, recherchée, entourée, poursuivie par ce que la cour avait de plus parfaits gentilshommes, répandue dans les meilleurs lieux, bien en cour, adorant ses enfans, aimée pour la légèreté badine de son humeur, tendre quoique enjouée de ton, écrivant à son précepteur Ménage ou à son cousin Bussy des billets coquets et finement maniérés, Mme de Sévigné, pendant toute cette période première, ne fut pas autre chose qu’une femme du monde, adorable, adorée, aimant le plaisir, mais scrupuleusement fidèle à ses devoirs. Quoiqu’elle eût traversé les mœurs de la fronde, elle n’en avait pas gardé le goût de l’intrigue et des aventures. Une mascarade à l’hôtel de Rambouillet, une promenade au cours, un ballet chez la reine ; Turenne, qu’elle admire et dont elle craint les déclarations ; Fouquet, qu’elle aime en ami et qui voudrait davantage ; son fils, qui est aux études, sa fille, déjà jolie, qu’elle montre avec orgueil ; les réunions, les visites, les affaires, les comptes qu’il faut vérifier avec le bon abbé de Coulanges, le voyage d’été aux Rochers, le retour l’hiver à Paris, voilà ses occupations, voilà ses passe-temps.

Avec l’âge, tout change. Son cœur, au lieu de se fermer, se desserre, comme elle dit, son besoin d’aimer augmente, sa tendresse se double ; les leçons de la vie lui avaient appris qu’après l’épreuve, ce qu’il y a de plus sûr encore et de plus doux en ce monde, c’est une affection sainte ; et cette affection vive, dévouée, toujours en éveil, elle l’avait placée tout près d’elle, sur sa fille. Cela devient peu à peu une passion véritable, un penchant sacré et irrésistible que rien ne réussit à interrompre, et dont l’absence ne fait qu’augmenter la flamme. Orpheline dès sa jeunesse, indignement trompée par son mari, Mme de Sévigné semble doubler son amour de mère de l’amour qui lui